L’âge de raison

Ce que nous pouvons apprendre de Lausanne Jardins

Trente ans se sont écoulés depuis les premières réflexions menées par un cénacle d’amateurs éclairés et férus de jardins, conduisant au lancement d’un concours international puis à l’ouverture durant l’été 1997 du territoire lausannois à d’étonnants jardins. La septième édition qui a débuté au mois de juin dernier tourne autour des rives du lac et plonge les visiteurs dans un questionnement sur l’eau sous toutes ses formes : «à la fois menace, ressource et support de cycles métaboliques»1. Cette nouvelle séquence nous offre le prétexte à un retour sur le cheminement de cette manifestation unique en son genre. Initialement intitulée «Jardin faisant» selon l’idée que vivre c’est éprouver et qu’en tant qu’êtres sensibles, la découverte s’actualise en marchant. Que reste-t-il de ces ambitions?

Le moment ingénu

Dans la première livraison de Lausanne jardins, le concept avait été confié aux autorités totalement ficelé et ses principaux objectifs avaient été respectés2. Privilégiant la révélation sur l’explication, les sites retenus étaient mis en fête avec un souci permanent de la mise en évidence de qualités élémentaires qui font de cette ville ce qu’elle est: une topographie accidentée, des terrasses exposées au soleil, des dégagements inouïs sur un panorama façonné par les Alpes. Il n’y avait pas à ce stade «d’arbitrages» politiques pour le choix des sites ni des moyens engagés. Les sites aménagés correspondaient peu ou prou à ceux prévus par le plan stratégique fixé par les concepteurs. On était à ce moment au stade des prémisses, et personne ne savait encore ce dont il s’agissait véritablement. Une innocence aussi vulnérable qu’éphémère flottait encore dans les prés de l’invention. Le phénomène le plus marquant de Lausanne jardins ‘97 tenait à ce que la ville se mettait en scène avec ses propres ressources, sans la médiation d’une discipline extérieure, qu’elle soit littéraire ou photographique par exemple3. La ville, par ses lieux découverts et ses parcours, se donnait à vivre comme on interprète une pièce musicale, dans l’exercice de la promenade, savamment orchestrée par la succession des jardins. Ce qui nous ouvrait à la possibilité de la rencontre. C’est-à-dire au risque mêlé de frissons et de plaisir d’une altérité vécue et non pas fantasmée. Une aventure paysagère s’approchant d’une autre expérience existentielle énorme: la rencontre amoureuse. Les jardins visités nous permettaient de flirter comme au jardin d’Eden et de vivre une expérience où le trouble se mélange à la clairvoyance comme un oxymore additionnant espoir et désespoir, eros et thanatos. Nous devenions soudain des Glenn Gould de la relation par l’audace mise à éprouver le paysage parcouru. C’est ce que le philosophe Augustin Berque a qualifié de trajection ou l’expérience qu’un trajet met en place. C’est un peu ce qui se produit dans l’art de la conversation ou dans le chant des oiseaux. On peut parler d’une formidable épiphanie dont les premiers visiteurs peuvent encore témoigner avec émotion.

L’insouciance perdue

L’édition actuelle intitulée «Entre l’eau et nous» vient de prendre ses quartiers sur les rives du Léman. Elle réparti ses interventions (fabriques), ses jardins ou installations (hybrides végétalisés ou purs artefacts) dans l’intervalle terrestre et lacustre pris entre l’embouchure de la Chamberonne et celle de la Vuachère, deux rivières fixant les limites communales. Un espace apparemment sauvage mais pourtant essentiellement constitué par les remblais de l’autoroute construite à l’occasion de l’exposition nationale de 1964. Transdisciplinaire et non commerciale, entourée d’hydrologues, de biologistes, et d’historiens, elle a été conduite cette fois par une équipe, soudée par sa commissaire Monique Keller, forte d’un esprit associatif, libre et sincère. Certains peuvent regretter qu’elle soit d’un accès exigeant, et donc plus facile pour un public averti. Est-elle pour autant confidentielle? Rien n’est moins sûr, car un public fidèle est au rendez-vous.

Que nous raconte cette édition à l’heure où se posent tant de questions simultanément liées à l’accélération de phénomènes qu’ils soient biologiques, climatiques, ou anthropologiques pour ne citer que celles des urgences qui surnagent à la lisière de notre entendement? La démarche initiale qui se voulait heuristique davantage que «pédagogisante», exploratrice plutôt que conservatrice, impertinente et non pas pédante, peut-elle encore se prévaloir de ces postulats?

Le propre d’un jardin est de révéler les lieux comme autant de facettes de l’écoumène. C’est-à-dire qu’il organise nos relations avec l’étendue terrestre en la «démesurant aux libres échelles de l’imaginaire»4. D’autre part, le jardin, selon John Dixon Hunt5, figure la synthèse de la nature sauvage et du paysage agricole. Il renouvelle nos perceptions, agite nos a priori en déployant une grammaire du végétal, en distribuant couleurs et senteurs, par une connaissance confirmée de la botanique, il établit des relations entre le dedans et le dehors, toutes choses qui participent à nourrir les discours sur la ville et organise par la dialectique ce qui détermine les liens du domaine construit avec les vides, ses aires plantées ou délaissées, c’est-à-dire plus ou moins jardinées ou laissées à l’état sauvage. Ces modalités d’être au monde fixent un cadre pour éprouver ces réalités diverses et souvent palpitantes. Mais est-ce encore possible? Cette année, les jardins se sont faits plus rares. L’hortus conclusus6 comme affirmation de cette relation entre l’ici et le là-bas induite par le jeu des seuils, textures, couleurs et plantes organisées ne semble plus trouver toutes les conditions pour se déployer. Car une plantation autonome c’est autre chose qu’un jardin, qui a ses modalités propres. C’est un peu la même différence qu’entre cinéma muet et parlant. Semblable mais très différent.

Petite intervention, grand effet

Les propositions de plantations sont cette fois très souvent une façon de poser un diagnostic, d’alerter, et de susciter une prise de conscience sans toujours trouver de détachement. C’est comme si on avait de la peine à s’autoriser une mise à distance rêveuse à l’abri du jardin. Ou est-ce peut-être qu’aujourd’hui le flux l’emporte sur toute forme de stabilité et que le sentiment d’effondrement qui sature nos imaginaires disqualifie l’idée de pérennité incarnée par le jardin? En tous cas, le plus grand mérite de cette manifestation est de nous faire parcourir un parc en élargissant ses limites, physiques mais aussi conceptuelles. En nous le montrant dans l’ultime parcours de l’eau, elle nous convie à de nouvelles perspectives. Elle fait vibrer le sentiment de vie qui passe par l’eau sous toutes ses formes.

Des installations souvent audacieuses servies par quelques plantations en second plan dominent nettement parmi les propositions présentées. Si l’insouciance persiste, c’est sur les restes d’un monde englouti (Les Bains d’Atlantis) où l’on est invité à patauger loin du rivage dans la volupté et l’innocence retrouvées. La plupart du temps ce sont des considérations graves qui attestent d’un monde en danger dont sont témoin les projets: pollution des eaux et phytoregénération avec l’hybride (Mél-usine au jardin); l’artificialisation des sols et le remblaiement font l’objet d’une plantation d’essences lacustres (Paysages disparus, les iles Forel); intempéries, biodiversité en déclin, (Forest project), qui crée sur un parking une sorte de Saturnale punk entre des arbres mécaniques et des automobiles. La question de l’imperméabilisation des sols trouve une possibilité de réponse avec la mise scène du concept de la ville éponge (Jardin de circulation - jardin de pluie). Au confins de la Vuachère, de la poésie est distillée par des bardes à bec et à plumes qui ont trouvé un perchoir géant (Le cercle des oiseaux). Sur le toit des bains de Bellerive, contrairement aux Indiens qui invoquaient la pluie par des danses rituelles, le projet Runway rain, décrète un mariage de raison entre le farniente et la culture maraîchère en les liant avec une rampe d’arrosage industrielle roulant au-dessus de big bag potagers, mais sans véritable conviction ni ferveur.

Rêves éveillés

Un peu plus loin, située à l’axe d’une grosse canalisation des eaux usées, Les beaux Dimanches est une fontaine qui prend l’aspect d’une déjection séchée géante. Elle nous incite à réfléchir sur notre relation à l’eau domestique avec une réminiscence des jeux d’eau de Niki de Saint Phalle poussés avec des accents de mortification. La puissance poétique se mesure de temps en temps à l’inverse de la taille des propositions. Ici c’est avec Già Thê, de minuscules enclaves aquatiques qui nous propulsent dans des rêveries bienfaisantes. Dans un registre semblable, Au-dessus du gazon, le brouillard, tente de capter l’humidité ambiante grâce à des filets spéciaux. Un projet qui contextualise l’aridité des zones sportives en déployant des zones humides et en dupliquant les clôtures avec de fragiles installations en contre point avec les corps épanouis qui jalonnent les pelouses avoisinantes.

Maintenant, qu’elle pourrait être la suite à donner à cette édition chargée de gravité afin de dépasser la paralysie qui potentiellement guette derrière l’accablement actuel? Pour renouer avec les modalités du faire et de l’agir, une façon serait de se tourner vers la production alimentaire, ses espaces dédiés et essayer par-là de dépasser les clivages entre urbanisme agricole et agriculture urbaine.

En interrogeant les conditions indispensables au jardin de rendement, on pourrait voir comment se distribuent les notions de biodiversité, productivité, convivialité, patrimoine et durabilité, esthétique, limites. Des propriétés encore à discuter pour en tester la faisabilité. Une nouvelle ambition pour une ville qui le mérite bien?

Stéphane Collet est architecte et a étudié à l'EPFL de Lausanne. Il écrit régulièrement sur les thèmes de l'architecture et de l'espace libre dans des revues spécialisées et a enseigné à l'Heia à Fribourg.


1 www.lausannejardins.ch (consulté le 1.10.2024).
2 Voir le Document de travail remis à la municipalité par le service des parcs et Promenades, en 1995. « Jardins éphémères, jardins manifestes - concept pour un festival du Jardin Urbain en ville de Lausanne» de Pascal Amphoux et Klaus Holzhausen.
3 Stéphane Collet, «Le pouvoir des jardins», L’œuvre, Genève, automne 2000.
4 Augustin Berque, Écoumène, Introduction à l’étude des milieux humains, Paris 2016, p. 285.
5 John Dixon Hunt et Gilbert Dagron, L’ Art du jardin et son histoire, Paris 1996.
6 Hunt/Dagron, p. 33 : « Bien que leurs frontières puissent être ambigües ou vagues, c’est un trait essentiel des jardins que d’être distinct d’autres types de territoires. L’étymologie du mot « jardin » ainsi que les mots de même sens dans les langues indo-européennes exprime l’idée qu’un jardin est un espace autonome. »

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