Hommage à Gilles Barbey, architecte, 1932-2017

Jacques Gubler


Gilles Barbey (dorénavant GB) est mort le 28 mai 2017. Il était à la fois genevois, français, vaudois, zurichois, londonien, new yorkais. Il avait réussi à capter idiomes et accents. À partir de cet assemblage de références langagières, citadines et iconographiques, il s’était donné un bagage conceptuel et poétique. De ses études à l’EPF-Z, il gardait vif le souvenir de son prof d’architecture, A. Roth, dans l’agence duquel il travaille, au 59 de la Hadlaubstrasse, et de son prof d’histoire, S. Giedion qui l’engage à réfléchir au Zeitgeist et à l’Ewige Gegenwart. Ce sera une réflexion de longue durée.
Dès l’adolescence, en vertu des chances et habitudes familiales, Gilles voyage. Premier choc culturel : Hambourg au moment du Wiederaufbau, là où ruine, monument et population en survie suscitent autant de questions que le tremblement de terre de Lisbonne. Ses Wanderjahre, l’apprentissage du métier, les contacts muris en toute Wahlverwandtschaft, paraîtront dans son autobiographie architecturale, Réfléchissements, rencontres d’architectes (inFOLIO, Gollion, 2007). D’un côté découvrir les glaciers et les déserts sublimes de la Suisse. De l’autre, vivre au coude à coude dans la métropole. N’est-ce pas dans les métropoles qu’il faut vivre pour apprendre l’architecture ? On se souvient que le diplôme timbré ETH offre un passeport efficace. Dans les Années Cinquante, les élèves louchent vers la Scandinavie et les États-Unis. Gilles opte d’abord pour Londres où il gratte chez Maxwell Fry qui, en compagnie de Jane Drew, travaille à la construction de la new town de Chandigahr. C’est bien à Londres, in media res, qu’il découvre le travail collectif sur la nouvelle capitale du Punjab, voulue par Nehru, et le rôle d’orchestrateur joué en cette histoire par le Genevois Pierre Jeanneret. Pierre Jeanneret ? Comment s’informer de son engagement à Chandigahr ? Sa mort en 1967 actualisera la question. Or l’exposé le plus complet sur Pierre Jeanneret, cousin germain de LC, se trouve dans un cahier de la revue werk. Mais que faisaient donc, en mai 1968, Lucius Burckhardt, rédacteur de werk, et Gilles Barbey, guest editor ? Ils vérifiaient la publication du dossier, Das Lebenswerk von Pierre Jeanneret/Hommage à Pierre Jeanneret, qui propose le catalogue des constructions indiennes, réunies par Raymond Reverdin, une dizaine de témoignages (en particulier de Jean Prouvé, José Lui Sert, Maxwell Fry, Lucien Hervé), ainsi qu’un essay de GB sur Pierre Jeanneret (werk, vol. 55 (1958), pp. 377-396).
J’ai rencontré GB à son agence de Lausanne dans le premier lustre des Années Soixante. La saison y était intense, voire explosive. Des millions patriotiques de francs suisses s’investissaient dans l’ingénierie, l’architecture, les arts et beaux-arts. Sur les chantiers multiples qui préparaient l’Exposition nationale de 1964, on croisait Jean Tinguely en salopette bleue ; on approchait aussi Max Bill en chaussures à semelles de gomme usées en arrondi au talon (était-ce la gute form ?), architecte du secteur 2b, réservé au théâtre et aux arts.
Formé en Europe et aux Etats-Unis, GB était rentré en Suisse au moment de cette saison idoine. Il dessine alors la fabrique Matelas Élite qui, sur l’autoroute Genève-Lausanne, à l’échangeur d’Allaman, lance à l’automobiliste un signe architectural dans la géographie routière. Il s’agit d’une manufacture de matelas dont le socle loge une station-service. La structure de béton armé combine des références à Breuer et à Le Corbusier. La configuration plastique vigoureuse de l’édifice visualise la solidité du châssis ; le lanterneau faîtier et les baies latérales distribuent une lumière dont la souplesse invite à user de la sieste. N’est-ce pas ce que vous attendez d’une literie de qualité ? Nous voici en pleine corporate architecture, notion découverte aux États-Unis et illustrée par Breuer qui travaille à La Gaude, près de Nice, pour IBM. À Allaman, la plateforme des Matelas Élite, enchâssée dans la moraine de l’Aubonne est flanquée d’un châssis vertical de béton armé dont le faîte rejoint le plan horizontal de l’autoroute pour afficher la marque de fabrique. Il existe avec le maître d’ouvrage une entente durable. Un demi-siècle après la construction de la manufacture, la fabrique deviendra showroom (figure 1). Sans doute à cause du voisinage d’autres marchands de meubles qui auront reconnu l’utilité commerciale du même échangeur autoroutier dans la géographie lémanique. Ainsi la fabrique sera-t-elle un jour lieu d’exhibition. Cette mutation permet d’approcher l’un des thèmes débattus en compagnie de Gilles Barbey, celui de l’avatar. La métaphore de l’avatar permet d’approcher l’édifice qui change de destination dans la permanence d’une structure recyclable, peut-être en raison directe de la malléabilité de cette structure.
Allogène à la profession d’architecte, formé à l’histoire de l’art, je croise GB dans son rôle sociale de praticien de l’architecture. Nous combinons nos intérêts pour publier un case study, accueilli dans werk par Lucius Burckhardt. De nouveau, il s’agit du paradigme de l’avatar : une halle de marché surélevée et restructurée en poste de police, école primaire, garage des pompiers et bureau de poste, et qui accueille finalement au 20ème siècle un siège bancaire, florissant en raison des guères chaudes et froides. Nous sommes à La Nouvelle Poste de Bel-Air (Cf. werk, vol 57 (1970), pp. 547-550). Gilles redessine les plan et la coupe ; j’épluche les publications et collections iconographiques. Cette division du travail permettra de travailler dans d’autres villes suisses.
Notre ami commun, Georg Germann, théoricien du patrimoine architectural, définit le programme INSA (Inventar der neueren Schweizer Architektur) 1850-1920. Il s’agit d’inventorier l’architecture moderne dans une quarantaine de villes suisses, dès la création de l’État moderne, en 1848. Ce programme ambitieux sera financé par le Fonds national de la recherche scientifique. Nous avons, Gilles et moi, arpenté en août et septembre 1977 les vallons, plateaux, ponts et gorges de la ville de Fribourg, y rencontrant la phénoménologie de l’architecture moderne helvétique : importance du génie civil et des infrastructures hygiénique, hydraulique, énergétique, ferroviaire et routière ; réunion et ségrégation territoriales de la ville en fonction des classes sociales, de l’architecture ouvrière aux quartiers résidentiels de petite et haute bourgeoisie ; logement ouvrier selon les modèles patronaux de l’industrie allemande, architecture sociale philanthrope selon le modèle de la garden city ; architecture savante issue de l’école polytechnique de Zurich autant que des Beaux-Arts de Paris : architecture apte à répondre aux programmes publics (poste, école, bibliothèque) et privés (banque, commerce), importance de l’industrie de la construction, des matériaux et des métiers décoratifs (fer forgé, vitrail) dans l’économie locale. Ces paramètres laïques se retrouvent à Fribourg, ville de ponts & chaussées, autant que dans d’autres chefs-lieux cantonaux, tels Lausanne, Saint-Gall, Herisau.
La rencontre de Roger-H. Guerrand entraine pour GB un compagnonnage de longue durée. Guerrand est lu pour ses recherches en histoire sociale de l’art : chemin de fer, art nouveau, habitation ouvrière. D’une certaine façon, son rôle intellectuel en France est comparable à celui de Wolfgang Schivelbusch en Allemagne, sans que leurs publications ne se rencontrent jamais directement. Tous deux s’intéressent à l’imbrication du corps lucrétien et des techniques de la révolution industrielle dans la Mentalitätsgeschichte. Guerrand est connu en France comme le spécialiste du logement social. Or Gilles va se lancer dans une histoire comparative du logement social. Il commentera l’origine des modèles reconnus à New York, Paris, Berlin : le tenement à Manhattan, les cités ouvrières à Paris et la Mietkaserne à Berlin. Comme s’il s’agissait d’archéologie expérimentale, l’architecte juxtapose et critique les principes de distribution : l’enfilade (Zimmerflucht), le plan traversant, l’antichambre distributif (Mittlere Vorzimmer). Sur le mode de l’essay, il évoque les notions de conflit, de voisinage, d’intimité, de privacy, ainsi que le vécu affectif, symbolique, voire cosmique du logement. Finalement, il plaide pour un renouveau de la culture domestique. Nul doute qu’il ne s’agisse d’un texte de storia operativa, : la tentative de tirer de l’histoire des leçons utiles au progetto à venir. La qualité incisive de l’ouvrage tient aux illustrations, du poing même de GB, et à la préface allègre de Roger-H. Guerrand. L’habitation captive, essai sur la spatialité du logement de masse, paraît en 1980 aux Ed. Georgi, en coproduction avec les PPUR de Lausanne. L’ouvrage est remarqué par Lucius Burckhardt qui en parle à Ulrich Conrads, directeur de la série Bauwelt Fundamente. La décision de publier la version allemande nous vaudra une traduction remarquable de Lothar Kurzawa. Remarquable dès le titre : Wohnhaft : Essay über die innere Geschichte der Massenwohnung, Bauwelt Fundamente 67, Vieweg & Sohn, Wiesbaden/Braunschweig, 1984.
Gilles disait vouloir modérer son appétit de singularité formelle. Il s’était activé dès les années 1970 à situer l’architecture dans le champ des sciences humaines, de l’anthropologie de la maison à la psychosociologie de l’environnement. Il participe au développement de l’IREC, Institut de recherche sur l’environnement construit, rattaché à l’EPFL. Il présidera le IAPS, International Association for People-Environment Studies, qui se réunit en congrès biennaux. Il alimente la collection Archigraphy des Éditions inFOLIO de Gollion, création des frères Frédéric et David Rossi. Ainsi, l’attention qu’il porte aux recherches de son ami Amos Rapoport le conduit à traduire le classique Culture, architecture et design, qui paraît en 2003. Parmi les quatorze Rencontres d’architectes narrées dans son autobiographie, celle de Roger Diener donne un vrai point d’orgue (fig. 2). On se souvient que Roger Diener enseigne à l’EPFL de 1987 à 1989. Il convie Gilles à le rejoindre dans l’atelier qu’il dirige en troisième et quatrième année. Le voisinage de la fenêtre est pris comme archétype spatial. « La fenêtre, œil de la maison, est le véhicule de tout un vécu sensible, entre individualise et universalisme. » Cette leçon de chose porte sur un ensemble de logements ouvriers construits à Lausanne au 19ème siècle. Les élèves rencontrent la population. Relever les baies, c’est approcher le vécu de des habitants, travailler dans l’épaisseur sociale du mur et de la façade. Ces observations sont synthétisées sous formes de planches, montrées au musée d’architecture de Bâle. C’est l’exposition Fenêtre habitée, Die Wohnung im Fenster (décembre 1989-février 1990) dont le souvenir a subsisté sur le site internet du SAM.
Avec Gilles, nous avons flâné dans les villes du Jura, La Chaux-de-Fonds, Le Locle, Besançon. Le val de Travers nous rendait joyeux en raison de ses liquides divers, asphalte, gentiane, vin mousseux en cuves de béton armé, eaux de l’Areuse pompées jusqu’à La Chaux de Fonds, pour y mouiller la fée bleue et les tortues de la fontaine monumentale. Heidemarie, ma femme, amie de Gilles et de sa famille, relit ce texte pour me dire qu’il ressemble trop à une bibliographie et que j’ai oublié de dire le principal : sa générosité, sa cordialité, son humour, son humanisme, son talent épistolier, sa pratique incessante du dessin, sa dénonciation du racisme, sa conscience de l’existence de la femme dans la création scientifique et artistique.

1 Gilles Barbey, fabrique Matelas Élite sur l’autoroute à Allaman, VD, 1964-64. La manufacture se visite aujourd’hui en tant que showroom.
2 Gilles Barbey, Réflechissements, Rencontres d’architectes, Éditions in FOLIO, 2007, frontispice du chapitre consacré à Roger Diener.

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