L’architecte Renée Gailhoustet à Ivry-sur-Seine

Bénédicte Chaljub

Renée Gailhoustet est une des rares femmes architectes à œuvrer toute sa carrière pour le logement social en banlieue parisienne, en y développant une modernité truculente et savante. Son engagement est lisible par le simple fait qu’elle habite ses réalisations. Aujourd’hui reconnue, sa production hors normes n’a pourtant pas toujours fait l’unanimité. Il aura fallu la reconnaissance culturelle de l’Etat français (en 2008 la labellisation « Patrimoine XXe siècle » de certains de ses édifices) puis différentes récompenses depuis 2014 (prix des femmes architectes ; médaille d’honneur de l’Académie d’architecture) pour la sortir de l’oubli et la hisser parmi les architectes les plus significatifs de la seconde moitié du 20e siècle en France.

Née à Oran en 1929, Renée Gailhoustet est diplômée en 1961. Elle exerce à partir de 1962 chez l’architecte Roland Dubrulle puis fonde sa propre agence en 1964 grâce à la rénovation du centre d’Ivry-sur-Seine, ville limitrophe de Paris au sud-est. Son engagement au parti communiste, considéré longtemps comme le parti de la culture, dure au moins jusqu’en 1968 et explique aussi ses choix. Elle est l’auteure de programmes publics, logements collectifs et équipements1, et c’est à Ivry-sur-Seine que se déploie la plus grande diversité de ses réalisations. Il faut dire qu’en ces temps permissifs et d’enthousiasme que représente l’après mai 68, la ville communiste constitue pour elle, comme pour l’architecte Jean Renaudie, un laboratoire d’expérimentations : sur les onze projets dessinés, huit trouvent à se concrétiser sous la houlette de l’Office public d’Habitations à loyer modéré municipal (OPHLM) et de la société d’économie mixte (SEMI), deux organismes aménageurs militants2. Ce projet de rénovation est suscité par l’Etat qui impose l’élargissement de la principale voie est-ouest et la démolition implicite des immeubles adjacents. Le plan masse liminaire qu’elle dessine est d’abord constitué d’éléments architecturaux archétypiques de cette époque : un sol horizontal en hauteur séparant voitures et piétons sur lequel reposent des barres et tours. Renée Gailhoustet bâtit quatre édifices de grande hauteur d’une centaine d’appartements, Raspail et Lénine en 1968 et 1970, puis les tours Jeanne Hachette et Casanova en 1973 et 1975. Raspail développe une organisation d’appartements en semi duplex, complètement inédite, remarquée aussi bien par la presse professionnelle que les magazines féminins. Renée Gailhoustet y emménage à la livraison. Elle inaugure ensuite l’ensemble Spinoza en 1972, plus directement issu de l’Unité d’Habitation de Marseille de Le Corbusier qui mêle appartements, crèche, foyer de jeunes travailleurs, locaux d’activités, ateliers municipaux, bibliothèque pour enfants, centre médico-psychopédagogique. Doutant déjà en 1968 de la validité de ces formes urbaines dans le contexte des débats menés par les architectes du Team 10, Renée Gailhoustet invite Jean Renaudie (1925-1981) alors à court de commandes à réfléchir avec elle sur l’évolution du plan masse. Elle est en rapport avec lui depuis le début des années 1950, une relation dont naissent deux filles, mais ils ont des agences d’architecture et des personnalités distinctes. Jean Renaudie vient de quitter l’Atelier de Montrouge auquel il était associé depuis 10 ans. C’est elle qui raconte qu’à la faveur de la concrétisation en 1972 de l’immeuble de l’avenue Casanova conçu par lui, elle opère un revirement de ses modes de conception. Il faut dire que par ses formes triangulaires, ses appartements tous différents, l’immeuble de logement social à terrasses jardins fait l’effet d’une bombe : il renverse les codes en montrant la possibilité d’échapper au carcan de la conception en « cellule », de la répétition, de l’industrialisation, pour proposer des espaces inédits aux géométries jamais vues qui réinventent les rapports intérieur/extérieur et collectif/individuel. Jean Renaudie édifie ensuite en 1975 l’ensemble à terrasses gradinées Jeanne Hachette comportant logements en accession et centre commercial, suivi de son extension l’opération Jean-Baptiste Clément. S’ensuit pour Renée Gailhoustet une période féconde d’explorations réitérées sur les formes. A Ivry-sur-Seine, dix ans plus tard, alors que Jean Renaudie est décédé depuis quelques mois, elle livre l’ensemble circulaire du Liégat qui comprend 130 appartements tous différents en duplex et triplex, à terrasses et patios, qui bénéficie de subventions de l’Etat pour les réalisations expérimentales. Elle y déménage et y loge ensuite ses bureaux. Puis elle parachève en 1986 l’ensemble Marat situé au-dessus du métro, avec 140 appartements en duplex et triplex, terrasses et patios, ainsi qu’un centre commercial, en prolongement de l’ensemble Jeanne Hachette. Entourée de jeunes collaborateurs, elle conçoit des appartements aux dispositions, orientations, distributions à chaque fois renouvelées qui suscitent le plaisir d’habiter, l’appropriation, l’invention. En 1998, faute de commandes, elle cesse son activité et verse ses archives à deux organismes publics, le Frac Centre à Orléans - qui choisit les réalisations les plus publiées - et la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris, offrant ainsi pleinement la possibilité d’analyser son œuvre hors du commun. On peut simplement regretter que ce fonds soit divisé en deux.

Bénédicte Chaljub est architecte, historienne, docteur en architecture, maitre de conférences à l’école d’architecture de Clermont-Ferrand. Elle a vécu dans un appartement de Renée Gailhoustet à Ivry-sur-Seine et soutenu une thèse de doctorat sur son œuvre en 2007.

1 Pour plus de détails voir B. Chaljub, Une poétique du logement, Paris : Monum, 2019 ou B. Chaljub, La politesse des maisons. Paris : Actes sud, 2009
2 Voir B. Chaljub, « Lorsque l’engagement entre maîtrise d’ouvrage et maîtres d’œuvre encourage l’innovation architecturale : le cas du centre-ville d’Ivry-sur-Seine, 1962-1986 », Cahiers d’histoire critique, n°109, 2009.

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