Concours d’aménagement des espaces publics du Rhône

Oscar Gential

N’est pas coutume pour les planificateurs, en Suisse, de réfléchir à des projets d’une telle ampleur territoriale. Même s’il existe des exemples récents de planification en lien avec des revitalisations de cours d’eau ou l’aménagement de berges1, l’ambition de concevoir les espaces publics qui se déploient sur 160 km d’un cours d’eau devient immédiatement extraordinaire, unique.

Contrairement à d’autres cantons aux identités plus morcelées ou fragmentées, celle du Valais se constitue de toute évidence à partir de son paysage montagneux. Mais ce qui unifie très certainement l’ensemble de son territoire, de ses vallées hétérogènes, de ses villes et ses hameaux spécifiques, c’est son fleuve et sa plaine dans laquelle vivent 2/3 des habitants du canton. Repenser le Rhône, c’est donc repenser le Valais. Sans oublier le Chablais, assurant ainsi sa continuité avec le canton de Vaud et le Léman.

Le Valais comme laboratoire

En termes de planification, le retard qu’a pris le canton du Valais dans l’aménagement de son territoire le pousse aujourd’hui à devenir particulièrement proactif dans la transformation à grande échelle.

Rencontrant les enjeux et les obsessions propres à notre époque, la plaine du Rhône prend l’allure d’un laboratoire urbanistique et paysager. Néanmoins, ce laboratoire n’est pas nouveau, il s’était plutôt endormi, pendant un temps en tout cas.

En effet, peu de territoires en Suisse ont été aussi marqués par le projet moderne que celui-ci. Que ce soit par le triomphe sur la topographie via la réalisation d’ouvrages d’art de grande échelle, le développement de réseaux d’infrastructures multiples, la naissance d’une tradition architecturale liée au béton armé, le contrôle de la nature comme une ressource productive, des barrages à la canalisation du Rhône et la maîtrise fonctionnelle de sa plaine.

Le Rhône comme emblème

La 3ème correction du Rhône, dite R3, a donc pour ambition première d’augmenter la capacité hydraulique du fleuve afin de répondre aux besoins de sécurité. Dans ce cadre, de nombreuses études ont permis de définir principalement comment élargir son lit, tout en intégrant des aspects biologiques, forestiers, agricoles dans l’évolution du milieu dans lequel évolue le cours d’eau. Ainsi, en 2016, un plan d’aménagement (PA-R3) a été adopté par les autorités cantonales valaisannes et vaudoises qui régit les grandes transformations du Rhône pour les décennies à venir.

Cette transformation radicale soulève de nombreuses opportunités pour la mise en cohérence territoriale de la plaine prise dans son ensemble, de l’urbanisation basse jusqu’aux identités spécifiques à chaque vallée transversale. C’est pourquoi les autorités lancent en 2019 des mandats d’études parallèles (MEP) qui visent, à partir des nombreuses études déjà réalisées, à définir les stratégies d’aménagement de l’ensemble des espaces autour des digues et de la plaine, de coteau à coteau. Le Rhône devient ainsi un emblème identitaire qui doit symboliser une nouvelle relation sociale et culturelle entre le territoire, ses habitants et le fleuve.

Une stratégie évolutive et intégrative

À la suite d’une procédure de sélection, cinq équipes sont retenues pour élaborer des propositions. Leurs profils révèlent déjà des écoles de pensée du territoire et du paysage, aux approches spécifiques.

Le concours porte sur deux sujets complémentaires. Tout d’abord sur la définition de lignes directrices d’aménagement allant de Gletsch au Bouveret — c’est-à-dire de la source du Rhône jusqu’à son embouchure dans le Léman — qui seront particulièrement précisées sur deux secteurs-test à Viège et dans le Chablais. Ensuite sur une réflexion poussée sur la mise en œuvre d’une telle ambition à travers un plan-guide qui prend l’apparence d’une méthode. Un processus plutôt qu’une image figée, qui accompagne tant des interventions proches dans le temps à des planifications à très long terme.

Le projet de transformation du Rhône dépasse donc largement un besoin strictement sécuritaire. Le cahier des charges du concours offre une grande marge de manœuvre aux concurrents, ne cadrant qu’à moitié les disciplines à intégrer et les thématiques à aborder. Les propositions se déploient donc très différemment en absorbant les enjeux liés à l’agriculture, la forêt, la biodiversité, le patrimoine, le tourisme, le quotidien, la mobilité et les espaces publics.

Des fractions de solutions

Lauréat du concours, le bureau lyonnais BASE réussit une synthèse habile et ambitieuse de l’ensemble de ces thématiques autour d’un récit puissant, à la fois adressé à tous les acteurs et intégrant l’histoire du territoire à sa transformation future. Les autres concurrents ont chacun développé des approches révélant ainsi leurs préoccupations privilégiées et offrant plutôt des fractions de solutions qu’un récit global.

La proposition de BIG et Michel Desvigne pourrait se résumer à une mise en scène ostentatoire d’un nouveau rapport au Rhône, symbolisée par deux interventions iconiques : une passerelle circulaire et une île botanique triangulaire. Ces éléments, au-delà de leur formalisme évident, génèrent leur propre contexte sans véritablement tisser des liens avec la plaine dans son ensemble, bien loin d’un authentique processus de transformation unificateur.

Le studio Vulkan décrit la vallée comme une partition d’espace et de temps qu’il s’agit de structurer selon des réseaux, des tronçons, des thématiques. La traduction de ce concept semble déconnectée des réalités de chaque situation, où les alignements infinis d’arbres et la répétition de dispositifs spatiaux et programmatiques forment finalement un schéma d’intention automatique plutôt qu’un projet fin et évolutif d’espaces publics.

Dans une attitude à la fois proche et plus subtile, urbaplan et ADR développe l’idée d’une promenade linéaire et continue ponctuée par les spécificités de chaque situation, notamment au croisement des chemins menant aux différents villages, où l’on retrouve à chaque fois une placette, une programmation spécifique. Avec une armature d’espaces publics très simple, le projet propose une stratégie claire et pragmatique d’aménagement, presque intemporelle. Et justement, cette proposition manque peut-être les opportunités de transformation radicale du Valais, en lien avec les thématiques environnementales notamment.

C’est avec la proposition d’Ilex et In situ, puis celle de BASE, que l’on voit apparaître beaucoup plus nettement un changement d’attitude. Ce ne sont plus les usages et la planification qui changent le Rhône, c’est lui qui les transforme, les infléchit. Le territoire vu comme un acteur permet de repenser complètement ses fonctions, sa gouvernance et l’implication de ceux qui l’habitent — les vivants au sens large. Cette approche se traduit par des interventions plus localisées, dans l’espace du fleuve et de ses digues, dans la plaine et dans les « isles », espace malléable autour du Rhône vu comme un territoire de franchises, un espace d’expérimentation. Cette vision plus transversale que longitudinale prend trop l’allure d’un répertoire d’interventions qui feront difficilement émerger une identité forte et unifiée.

Rhônenature parc

Le projet de BASE, intitulé Rhônature parc, réussit le pari ambitieux de concilier vision globale et situations particulières dans un récit transversal intégrant de façon pertinente l’ensemble des disciplines et des thématiques.
Dans un premier temps, BASE propose d’apprendre du territoire pour déployer son récit. Les corrections successives du Rhône prennent des valeurs différentes. D’abord seulement sécuritaires, puis également liées au développement économique, la 3ème correction devient également la concrétisation d’un renouveau écologique. Dans ce cadre, le Rhône est un système beaucoup plus large à considérer, rassemblant 9'300 km d’affluents transverses, leurs bassins géographiques et culturels.

Si le territoire s’élargit, la temporalité aussi. Si les effets de la dérégulation climatique se font déjà sentir, ils seront d’autant plus forts dans une génération, le temps d’installer la 3ème correction du Rhône. Ce récit intègre à la fois passé, présent et futur qu’il s’agit d’installer dans l’imaginaire collectif à travers un processus de projet qui n’attendra pas les premières réalisations pour déjà initier un dialogue entre le territoire et les habitants. L’enjeu est d’acculturer dès 2020, d’activer jusqu’en 2046, et d’acclimater pour 2100.

D’un point de vue spatial, la proposition de BASE établit d’une certaine façon une synthèse de celle de ces concurrents, insistant sur des séquences majeures identifiées et une armature transverse de la plaine. Comme l’on connaît les « Bahnhofstrasse » propres à l’implantation des gares dans les villes et villages suisses, BASE propose la définition d’ « Allées du Rhône » qui assurent une relation identitaire forte entre les villages et le fleuve.

Enfin, la stratégie de BASE vise à programmer le Rhônenature parc à partir de la diversité inhérente au territoire et des enjeux écologiques d’intégration des êtres vivants au sens large. Cette programmation se décline à travers des tracés spécifiques comme une Route Paysage qui longe les coteaux pour révéler le paysage de la plaine ou les Allées du Rhône ; une stratégie liée à la signalétique et au mobilier qui, à travers un langage unifié à partir des matériaux et ressources locaux, se décline différemment sur chaque site ; des interventions artistiques et des événements pour reconstruire le lien culture au fleuve ; la reconnaissance des espaces publics des hameaux et des villages comme lieux de culture du Rhône avec des programmes spécifiques réalisés en concertation avec les habitants.

D’une manière générale, l’attitude que déploie BASE repose sur des projets low-tech, à la fois simples dans leur mise en œuvre et ambitieux dans les rapports qu’ils génèrent entre les acteurs et les espaces. Les images du Rhône une fois aménagé donnent l’impression d’un territoire en transition, où rien n’est jamais fini et où tous les vivants y trouvent leur place, dans une négociation permanente.

Finalement, le plan-guide vise exactement à cela. Maîtriser un processus et une identité plutôt qu’une apparence stricte. Rhônature parc commence dès maintenant, sans attendre des années d’étude nécessaires à la planification d’un espace public, pour que même pendant les travaux déjà en cours, la transformation de l’imaginaire collectif opère.

Dans un autre contexte, mais également le long du Rhône, BASE travaille en France avec l’OMA pour la planification de la Vallée de la Chimie au sud de Lyon. Ce genre de transformation nécessite un accompagnement permanent et une réinvention à la fois du cadre réglementaire et des méthodes de planification de la part des autorités. Le Valais, en tant que laboratoire territorial du XXIème siècle, devra s’emparer de cette opportunité, qu’il a lui-même déclenchée.

1 On pense notamment à quelques exemples marquants en Suisse romande : la renaturation de l’Arve, la rade de Genève, la plage des Eaux-Vives, les rives du lac de Neuchâtel, ou celles du Léman à Nyon, etc.

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