Suivre la pierre

Valéry Didelon

En matière d’architecture contemporaine, la décennie qui vient de s’achever a été en France celle d’un retour de la pierre, lequel reste tout relatif bien sûr au vu de la position outrageusement dominante de l’industrie du béton. Il est néanmoins manifeste que depuis quelques années les édifices dans lesquels ce matériau joue un rôle structurel et non de simple revêtement se multiplient, comme sont plus nombreux les maîtres d’œuvre et d’ouvrage qui s’engagent dans cette voie. L’architecture en pierre qui a un glorieux passé semble ainsi avoir aussi un bel avenir, et par-delà le commentaire des récentes réalisations, il est peut-être utile de pointer quelques enjeux théoriques, et avant cela de poser plusieurs jalons de son histoire.

De Vauvert à Paris

Jusqu’à récemment, un seul nom venait à l’esprit en matière de construction en pierre massive, celui de Gilles Perraudin. Précédemment célébré comme une figure du high-tech à la française, celui-ci a brusquement renoncé à sa posture d’avant-garde au milieu des années 1990. Il s’est alors installé dans la commune rurale de Vauvert, aux portes de la Camargue, notamment pour y démarrer une activité viticole, et pour cela a conçu et bâti lui-même à moindre coût un chai par empilement à sec d’énormes blocs de pierre calcaire de 2x1x0,5 mètres. Au fil des années, il a dessiné quelques édifices dans la même veine, et de cette façon ouvert un nouveau débouché pour des carrières comme celle de Vers-Pont-du-Gard qui jusque-là fournissaient pour l’essentiel des fabricants de cheminées et de stèles funéraires. À lui seul ou presque, Perraudin a développé localement une technique et une esthétique que l’on pourrait qualifier d’archaïques. En posant des linteaux sur des trumeaux et en suivant des plans à l’antique, il a créé de puissantes enceintes parfaitement adaptées au climat et au paysage méridional. C’est ainsi qu’il a proposé au tournant du siècle l’une des plus significatives contributions françaises au courant du régionalisme critique tel que défini par Kenneth Frampton dans un célèbre essai1.

L’expérience aurait pu en rester là, être seulement connue et appréciée au titre d’exception qui confirme la règle. Mais après que Perraudin eut en 2012 livré une opération d’habitat social près de Toulouse, son travail si singulier a fait des émules à Paris où, quoi qu’on en pense, se joue la fortune d’une approche. Quelques architectes dans la quarantaine ont en effet commencé à répondre à des appels d’offres et des commandes pour la construction d’immeubles de logements en proposant des façades autoportantes en pierre — les planchers restant soutenus par une ossature en béton. Peut-être sensibles à une matérialité qui rappelle celle des bâtiments haussmanniens et par là garantie la valeur foncière, certains maîtres d’ouvrage publics et privés se sont laissés séduire, et plusieurs opérations ont rapidement été mises en chantier. À l’automne 2018, le Pavillon de l’Arsenal a accueilli l’exposition Pierre. Révéler la ressource. Explorer le matériau qui en a fait connaître plusieurs au grand public, à l’état de projet ou réalisées2. À travers cette médiatisation, une étape décisive a alors été franchie dans l’acceptation, voire la normalisation d’une architecture en pierre massive qui n’était plus désormais ni régionaliste ni critique. En tout cas, en une vingtaine d’années, à partir du modeste de chai de Vauvert, s’est développée une pratique qui a gagné en crédibilité chaque année, et va par exemple prochainement donner lieu dans le 14e arrondissement de la capitale à la construction d’une grande opération de 180 logements sociaux.

Raisons de construire en pierre

Au seuil d’une nouvelle décennie, on peut s’interroger sur les raisons plus ou moins explicites qui poussent certains maîtres d’œuvre et d’ouvrage à employer en France la pierre à des fins structurelles.

D’abord, les arguments mobilisés par les uns et les autres sont souvent liés à des enjeux techniques. Recourir à la pierre massive et tirer parti de son inertie qui s’accroît avec son épaisseur permet d’assurer un confort d’usage en hiver et plus encore en été à partir d’un savoir proprement architectural. Même s’il faut le plus souvent prévoir une isolation complémentaire, le dessin en coupe des façades est largement simplifié. Les architectes se détachent ainsi de la logique du « mille-feuille » qui est inhérente aux parois recouvertes et non porteuses. Ils maîtrisent mieux les aléas et donc les coûts. Ils y gagnent en indépendance vis-à-vis des bureaux d’étude spécialisés et des fabricants de produits, s’affranchissent de l’injonction à innover. De fait, leurs interlocuteurs principaux sont les carriers et les artisans maçons avec qui ils peuvent in situ adapter et améliorer des solutions éprouvées. Indubitablement, les architectes retrouvent de cette façon une part de l’autorité sur la technique qu’ils ont perdue avec l’industrialisation du secteur du bâtiment.

Ensuite, les architectes, mais aussi les maîtres d’ouvrage qui ont recours à la pierre massive font systématiquement valoir une démarche éthique. Alors que l’épuisement des ressources devient patent — on manque par exemple de granulats alluvionnaires pour fabriquer du béton, la pierre est disponible et extractible en surface sur l’ensemble du territoire national, et en particulier dans le bassin parisien. Dépourvue de toxicité, embarquant très peu d’énergie grise, se prêtant au recyclage et même au réemploi, elle se présente comme le matériau écologique par excellence. Dans le cadre de sa mise en œuvre, elle est synonyme de circuits courts, de chantiers rapides et propres, et de valorisation du travail des ouvriers qui rivalise parfois avec celui des compagnons. Quant à l’entretien des édifices qui sont de facto durables, il s’annonce aisé et peu coûteux. Faire le choix de la pierre massive est donc pour les architectes comme pour les maîtres d’ouvrage un gage de responsabilité environnementale et sociale.

Enfin, bien que les protagonistes le revendiquent peu, l’architecture en pierre est aujourd’hui porteuse d’une esthétique tout à fait particulière. À la simplicité du dessin en coupe répond le calepinage élaboré des blocs aux formes et dimensions variées. Les élévations des immeubles sont rythmées et régulières, renouent avec les principes de l’ordonnancement. La logique est indubitablement celle de la tradition, sinon de la composition. Les architectes qui emploient maintenant la pierre massive n’imitent pourtant pas les modèles du passé comme les postmodernistes l’ont fait à une époque en revêtant de manière paradoxale des structures en béton avec de la pierre agrafée. Ils s’efforcent plutôt d’être de leur temps en jouant des ressemblances et des différences subtiles qui peuvent être établies avec les œuvres parentes d’aujourd’hui et d’hier, et de ce point de vue celles de Fernand Pouillon sont souvent citées3. Le matériau impose ici sa logique, guide le dessin, là où beaucoup d’architectes l’ont au tournant du siècle plié littéralement à leurs désirs, percé et même sérigraphié jusqu’à produire des façades iconiques. L’esthétique de la pierre n’est pas nouvelle, elle répond néanmoins salutairement à la tyrannie contemporaine de l’originalité à tout prix.

Retour sur terre

Si les architectes et les maîtres d’ouvrage ont ainsi leurs raisons de s’intéresser à la pierre massive, qu’en est-il des usagers et de ceux qui habitent les édifices construits avec ? Les témoignages sont pour l’instant peu nombreux, mais il en ressort une sympathie générale. En façade, et a fortiori à l’intérieur des logements quand à l’occasion elle reste à nue, la pierre invite au toucher, un sens que dans son texte Frampton revalorise par rapport à celui de la vue. Le grain, les imperfections, les traces laissées par le sciage et la mise en œuvre font vivre les parois là où les matériaux industriels sont porteurs d’abstraction et inertes. Plus fondamentalement, on peut faire ici l’hypothèse que le contact physique avec un mur en pierre massive permet d’établir une relation avec le lieu d’où le matériau a été extrait. L’immeuble est de cette façon relié à une carrière, un sous-sol et un paysage à distance dont il propose une expérience intime. Les édifices que l’on construit aujourd’hui en pierre renvoient ainsi à des origines géographiques précises à la différence de ceux que l’on assemble avec des produits industriels venus d’on ne sait où, et probablement de trop loin. Les habitants y sont peut-être devenus sensibles comme ils le sont désormais à la provenance de leur alimentation. Ils semblent par là moins se replier sur une identité culturelle en particulier que chercher à établir une authentique relation avec l’environnement naturel, autant que cela puisse être possible en milieu urbain. Toucher la pierre, c’est toucher la roche mère.

Notre époque est propice à ce genre de réunion. Les architectes et les maîtres d’ouvrage le savent, et les projets en pierre massive devraient donc se multiplier dans les années à venir. La concurrence avec les autres filières est néanmoins très forte. En France, celle du bois s’est bien organisée et celle du béton cède peu du terrain conquis depuis un siècle. À court terme l’utilisation de tel ou tel matériau restera déterminée par les logiques de financement, de production et de consommation qui sont en place, et la pierre n’est pas à l’abri d’une récupération par les acteurs dominants de l’économie du bâtiment. Pour les architectes, son utilisation continuera néanmoins d’être l’occasion d’interroger et parfois de bousculer les stratégies des maîtres d’ouvrage, les routines des entreprises de construction, les normes règlements édictés par les états, et leurs propres canons.

1 Voir : Kenneth Frampton, « Towards a Critical Regionalism : Six Points for an Architecture of Resistance », in Hal Foster, The Anti-Aesthetic : Essays on Posmotdern Culture », Port Townsent : Bay Press, 1983, p.16-30.

2 Conçu par Thibaut Barrault et Cyril Pressacco avec Natalia Petkova, l’exposition a présenté les travaux des agences Barrault Pressacco, Elieth et Lehmann, H2O, Gilles Perraudin, Jean-Christophe Quinton, Raphaël Gabrion, TVK, Vincent Lavergne + Atelier WOA.

3 Voir : Adam Caruso & Helen Thomas, The Stones of Fernand Pouillon : An Alternative Modernism in French Architecture, GTA Publishers, 2014.

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