Bard Yersin ne connaissent rien d’autre que la transformation. Leur approche de l’existant et son adaptation aux besoins actuels se caractérisent par un réalisme associé à une poétique spatiale qui accepte les contradictions et atténue les contrastes.
Rallye-auto à travers la Gruyère et la Glâne. Le cadre paysager ? bucolique. Aux pieds des Préalpes s’étalent de larges vallées qui composent un décor naturel impressionnant dans lequel les fermes traditionnelles, disséminées dans le paysage ou prises dans les tissus villageois, participent de l’image idyllique du monde rural depuis l’extérieur. Mais en réalité, le cosmos qui façonne le territoire des siècles est soumis à la pression d’une mutation implacable, dont témoignent les halles industrielles et d’activités à l’entrée des villages et des hameaux – tout comme les nouveaux quartiers de villas qui s’étalent sur les versants ensoleillés. Cette transformation bouleverse l'organisation spatiale du paysage productif : un grand nombre de granges et d'étables sont vides et attendent une nouvelle affectation qui garantira leur pérennité. Mais cela ne se fait pas n’importe comment : si les réaffectations ne préservent pas la construction et l'expression de ces bâtiments, on assistera à une banalisation des sites. C’est sur le fil de cette narration que Bard et Yersin développent leurs projets de transformation. Ils travaillent à la campagne, à l’écart des centres urbains régionaux qui profitent de la proximité avec l’arc lémanique pour développer leur attractivité aux dépens de celle des villages et hameaux.
Mézières est l'un de ces nombreux villages un peu austères et sans âme, défigurés par des rénovations peu soucieuses de l’identité du bâti comme par des constructions faussement rustiques. La famille Bard y a acquis une ferme traditionnelle du 18e siècle. Un peu à l'écart du village, elle regroupe sous un même toit la partie habitation bien conservée avec sa façade en bois, ainsi que le rural. Une grande porte en bois marque la présence de la fourragère et rien ne laisse deviner la présence d’une dalle en béton courant d’un pignon à l’autre à hauteur constante, et sous laquelle on a installé dans les années 1990 un logement supplémentaire. David Bard y a habité, mais il ne s'y est jamais senti tout à fait à l'aise. C'est là que commence son histoire d'architecte qui, avec son partenaire de bureau, se lance dans une re-transformation. Bard et Yersin ont compris que le bâtiment avait besoin d'espaces intérieurs à son échelle. Pour le libérer de son joug, seule une stratégie radicale de soustraction pouvait l'aider : Scier le plafond en béton afin de rouvrir la vue sur l'espace haut de la grange et d’en révéler la qualité architecturale. Et gratter le crépi des cloisons de la dernière transformation pour laisser apparaître la maçonnerie. L’esthétique brutaliste du gros-œuvre avancé harmonise entre elles les étapes de vie de l’édifice et lui donne une forme complète n’ayant jamais existé, hors du temps. Le budget étant très limité, l'intervention se limite au salon et à la cuisine. La transformation est cependant si inhabituelle et radicale que les architectes la considèrent comme un manifeste de leur travail, comme « la recherche d'une sorte d'intemporalité », comme ils l'écrivent, moitié-moitié : moitié ancien - moitié nouveau. C'est pourquoi ils invitent volontiers leurs maîtres d'ouvrage à Mézières, afin de leur montrer de quel bois ils se chauffent.
Et le modèle convainc. Ce sont surtout des familles d'agriculteurs qui disposent de granges-étables vides dans le village qui s'y intéressent pour rendre habitables ces grands volumes. Les propriétaires qui y vivent eux-mêmes ont une relation plus directe avec leur maison, ce qui ne veut pas dire que l’élaboration des projets en est simplifiée, bien au contraire. L’auto-construction et le bricolage sont très répandus à la campagne. Tout le monde connaît quelqu'un qui aime maçonner et bétonner à ses heures perdues et transforme à tout-va, sans se soucier de rien. A contrario, les considérations architecturales ou de protection du patrimoine sont moins populaires dans les villages. L'un des projets de transformation de Bard et Yersin en a été victime : son exécution leur a échappé. À Grandvillard, un village perché de la Gruyère dont le cœur est classé par l'ISOS comme site d'importance nationale, ils viennent de transformer habilement une ferme du 18e siècle. Elle se trouve juste à côté de la « Maison du Banneret », encore plus ancienne - un témoin impressionnant de l'époque des « barons du fromage » sous l'Ancien Régime, qui incarne la prospérité économique passée de la Gruyère, basée sur l'exportation de fromage d’alpage vers Lyon.
Pour l’aménagement de trois logements supplémentaires – un de plus dans l’ancienne partie habitable et deux dans le rural – les architectes ont respecté les caractéristiques typologiques du bâtiment en acceptant le type de la ferme fribourgeoise comme référence stricte en termes de construction et d'architecture. Ils ont opté pour un compromis architectural : certaines chambres sont plutôt sombres, mais jouissent tout de même d'une vue. Les grands espaces aériens ne se font pas au détriment de l'efficacité, mais laissent de la place pour les imprévus, et les circulations extrêmement généreuses sont également des pièces à vivre à part entière. Les nouvelles surfaces peuvent toutefois être adaptées aux besoins contemporains en matière d'habitat, ce qui confère de manière générale aux projets de Bard et Yersin une partie d'indétermination. C'est une absence de limites claires et d'attributions fonctionnelles, typique du village avec ses granges et ses étables qui restent vides en fonction des saisons.
La production du Gruyère, à l'origine une spécialité des régions alpines fribourgeoises, s'est étendue au Plateau depuis la fin du 19e siècle et, pendant des décennies, chaque village du canton possédait sa propre laiterie. Mais les exigences en matière d'hygiène et d'efficacité n'ont cessé de croître depuis l'introduction de labels de qualité dans les années 1970. Nombreuses sont les laiteries de village qui n'ont pas pu réaliser les investissements nécessaires. Elles ont été fermées ou se sont déplacées dans des locaux de production plus grands et automatisés, laissant derrière elles un vide au centre de villages dont l’attractivité diminue.
Le projet de la laiterie de Romanens s’oppose à cette tendance. Il part de l'hypothèse que l'entreprise continuera à s'agrandir à l'avenir et pose littéralement les jalons de cette croissance. Située au carrefour des deux principales routes, la laiterie ressemblait à un conglomérat de diverses extensions au gré des hauts et des bas de la conjoncture. La lecture de la structure de base, avec deux façades pignons séparées par un espace vide – l'ancienne laiterie et la porcherie voisine –, était ainsi brouillée. Bard et Yersin ne devaient à l’origine concevoir qu’une nouvelle chambre froide. Mais ils ont finalement réussi à convaincre la coopérative de réaliser un projet un peu plus grand, qui permettrait de libérer de l'espace pour les futures étapes de croissance tout en redonnant une forme cohérente à l'ensemble. Ils ont recouvert l'espace vide entre l’étable et la laiterie d'une toiture ouverte et ont ainsi complété les deux pignons existants pour former un triptyque. La cave à fromage située dans le socle a été agrandie et pourra l'être à nouveau ultérieurement. En attendant, le toit offre un espace extérieur couvert. Pour répondre à l’exigence de sobriété et de fonctionnalité, les architectes ont opté pour d’imposantes poutres BLC, des panneaux industriels isolés en façade et des cloisons montées à sec à l’intérieur. Le socle en béton a été maçonné par un agriculteur proche de la coopérative qui avait déjà construit la première cave. Les finitions « rurales » du béton (angles à l’onglet, coffrages en planches de bois, structure grossière) et l’expression pragmatique de l’enveloppe du bâtiment ont l’avantage de donner au nouvel ensemble une cohérence tectonique finalement plus intéressante que dérangeante. Dans la même logique, Bard et Yersin ont opté pour la couleur blanche. À la fois pour donner à cette étape une forme immuable et une expression forte, mais aussi pour rendre visible la réalité aseptisée des espaces de production du fromage. La porcherie, en revanche, reste presque inchangée sur le plan architectural et sera utilisée dans un premier temps comme entrepôt par les petites entreprises des environs.
La religion aussi joue un rôle important dans le canton rural de Fribourg et y a laissé des traces. Le petit hameau de la Pierraz se trouve à l’ouest du canton, au sud de Romont. C'est ici que Marguerite Bays, canonisée en 2019, est venue au monde en 1815. Sa chambre dans une ancienne ferme, conservée telle quelle depuis 1879, est devenue la destination de pèlerins de plus en plus nombreux. En 2020, la Fondation Sainte Marguerite Bays a confié à Bard et Yersin l’étude d’un projet de centre d'accueil et de trois appartements dans la grange attenante. Sans modifier la structure de base de l'existant, un espace en forme de croix a trouvé sa place au rez-de-chaussée, desservi des deux côtés du bâtiment. L'ancien pont de grange situé sur le mur pignon dessert les trois appartements, à l'écart du flux de pèlerins. Afin de profiter efficacement du volume et de libérer de part et d’autre des espaces sous les pans de toiture, les trois logements sont organisés en duplex et occupent la travée centrale. Dans ce projet également, les pièces extérieures reçoivent de la lumière grâce à des fenêtres de toit qui font sentir la hauteur de la grange et offrent aux appartements de la place pour des espaces extérieurs protégés. Le projet devrait être réalisé en 2025.
Dans un village, personne ne reste anonyme, les trajets sont courts, on entre plus vite en contact avec les autres. Mais il y a souvent peu de place et de compréhension pour l'architecture et la culture du bâti. Bard et Yersin apprécient l'architecture sur place et posent un autre regard sur le contexte que celui des autochtones – peut-être grâce à leurs études à la HEIA Fribourg, plus encore grâce à leur sensibilité à la culture du bâti d’un territoire dans lequel ils habitent aussi. Leur approche ne contribue pas à l’urbanisation du monde rural, mais au contraire renforce patiemment les traces d’authenticité dans la substance morphologique et bâtie finement structurée des villages fribourgeois. – François Esquivié