Des légumes en ville

Ferme du Rail à Paris de Grand Huit

La «Ferme du Rail» est à la fois un restaurant, espace d'apprentissage, un lieu d'hébergement et de production agricole. Dans cet hybride urbain, l'intégration sociale est réussie grâce à une graduation minutieuse de l’espace public et à l'engagement d'un collectif interdisciplinaire.

Si la Ferme du Rail est comme son nom l'indique un lieu de production agricole établie en plein cœur de Paris, c'est aussi un lieu d'insertion et d'hébergement, un équipement de quartier ainsi qu'un espace d'apprentissage, de sensibilisation et de restauration. Cette hybridité, ancrée dans des espaces communs précisément calibrés, occasionne de multiples croisements à différentes échelles, de la campagne à l'assiette.

Il existe bien des façons de rentrer en contact avec la Ferme du Rail. Si vous êtes une abeille, vous irez sans doute butiner les fleurs jaillissant de ses nombreuses jardinières. Si vous êtes habitant de Paris ou visiteur d'un jour, vous dégusterez peut-être les produits de la ferme au restaurant Le Passage à Niveau après une promenade sur la Petite ceinture. Si vous êtes une agricultrice de la Seine-et-Marne, vous aurez l'opportunité d'acheminer vos fruits et légumes par bateau où ils seront distribués aux groupes d'Amap du quartier. Si vous êtes un commerçant du 19e arrondissement, vous recevrez la visite matinale de ses jardiniers venus à vélo récupérer vos déchets organiques pour en faire du compost. Si vous êtes une voisine, vous pourrez vous-même amener vos bio-déchets à la ferme et profiter à l'occasion d'une formation au maraîchage. Dans chacune de ces situations, vous croiserez les «habitants de la Ferme du Rail» – fermiers, résidents-fermiers, personnes en insertion, étudiants, étudiantes, éducateurs, encadrante, chef cuisinier – qui, depuis l'inauguration de la Ferme du Rail fin 2019, vivent et/ou travaillent à la ferme, prennent soin des cultures maraîchères tout en prenant soin les uns des autres.

Un projet hors-du-commun

Le montage du projet est en soi une histoire de rencontres et de convergences opportunes entre un groupe d'habitants, un quartier et une série d'acteurs engagés. Cette histoire débute en 2014 lorsque Clara Simay, architecte et Philippe Simay, philosophe de la ville et de l'architecture découvrent dans la liste des vingt-trois parcelles de l'appel à projets urbains innovants «Réinventer Paris1» une parcelle de 1300 m2 située à quelques pas de leurs lieux d'habitation et de travail dans le quartier dit «de l'Ourcq». Motivés par la possibilité de construire un projet sans commande pré-établie et ajusté aux besoins des habitants d'un quartier qu'ils connaissent bien, ils s'engagent dans la constitution d'une équipe autour d'un noyau initial composé de voisins et amis: Julia Turpin, architecte associée de Clara Simay, Mélanie Devret, paysagiste et Yves Renaud, directeur de l'entreprise d'insertion Travail et Vie et de l'association Atoll 75. Ensemble et épaulés par des structures créées dans le sillage de Travail et vie, dont la foncière sociale Réhabail et l'association de gestion locative Bail pour Tous, ils échafaudent un projet autour de l'accompagnement global de personnes en grande précarité. L'activité agricole, suggérée par le règlement de l'appel à projets, apparaît alors comme «un formidable outil au service de cette objectif social et de la promotion d'une économie circulaire2» en plus de résonner justement avec la proximité de la Petite ceinture3, réservoir de biodiversité et maillon important de la trame verte de l'agglomération parisienne.

Une fois lauréat, ce collectif aura à cœur de faire du développement du projet un espace d'entrecroisements entre compétences et expériences. La collecte des déchets organiques auprès des commerçants du quartier est initiée avant le début du chantier afin de préparer les sols de la ferme et constituer les premiers substrats. La formation des futurs résidents-fermiers démarrent également en amont de la construction, avec les jardins partagés de la rue de Meaux et du P'tit bol d'herbe comme terrains tests. Lors du chantier, ouvriers issus de l'insertion et artisans «conventionnels» ont travaillé côte à côte avec parfois la participation des concepteurs eux-mêmes. Les habitants du quartier ont également été accueillis à de nombreuses reprises sur le chantier. L'utilisation de la paille pour l'isolation des bâtiments a été l'occasion de créer un partenariat entre un agriculteur de Sonchamp et ApijBat, une coopérative francilienne de l'écoconstruction solidaire. La réalisation de mobiliers, de stores, de murets de soutènement ou encore de jardinières en matériaux de réemploi a de même permis d'associer des artisans du territoire à la transformation de rebuts de la construction ou de l'évènementiel.

Pour des communs à toutes les échelles

Cette dynamique collective a initié le rayonnement de la Ferme du Rail bien au-delà de sa limite parcellaire. Bien que relativement confidentielle – il faut s'aventurer sous une des voûtes de la Petite ceinture pour y accéder, la Ferme n'est ni un lieu clos ni un entre-soi. Par son programme combinant insertion sociale et agriculture urbaine, elle parvient à son échelle à «reconstruire des liens entre Paris et les territoires agricoles4», à réinventer certaines pratiques quotidiennes et à réinscrire des personnes en grande fragilité dans un processus de socialisation. Ces apprentis fermiers accueillent les visiteurs chez-eux, à la Ferme du Rail, mais travaillent également en dehors, au sein des jardins du quartier ou de fermes partenaires.

Les espaces supports de ces échanges présentent eux-mêmes plusieurs degrés de mise en commun précisément calibrés et orchestrés. Une logique de progression par paliers du plus intime au plus public permet d'ouvrir la Ferme à toutes et tous sans que cette publicité n'interfère dans la vie aussi bien des cultures que des habitants. Les cinq résidents d'un palier accède à leur espace privatif depuis un même espace commun (cuisine, salon ...) conçu comme «un espace intermédiaire entre l'intimité de la chambre et la collectivité de la Ferme5». Au fil du temps, les échanges entre résidents se sont multipliés, estompant peu à peu les logiques de communautés par étage. Les quatre espaces communs tendent ainsi à être pratiqués par l'ensemble des vingt habitants de la Ferme dont les cinq étudiants6.

Le jardin principal de la Ferme se situe au pied du plot de logements, en interface entre l'entrée principale, le chemin d'accès à la Petite ceinture et le deuxième bâtiment regroupant une serre, un restaurant et une pièce commune au rez-de-chaussée. C'est dans cette salle que la vingtaine de fermiers en insertion, qu'ils résident ou non à la ferme, retrouvent leurs encadrants avant et après chaque journée de travail. C'est ici aussi qu'ils partagent leur repas lorsque le restaurant est fermé ou que sont organisés des moments d'échanges autour des activités de la ferme. En plus du potager, la Ferme dispose d'une diversité d'espaces productifs (jardinières en toiture, talus en permaculture espace verger, champignonnière, serre) permettant d'offrir une formation la plus complète possible en techniques agricoles et d'obtenir une production écologique et diversifiée. L'optimisation de la production a d'ailleurs en partie déterminé l'architecture du lieu dont l'orientation et l'emprise des bâtiments.

Outre le point de collecte de bio-déchets situé à l'entrée de la Ferme du Rail, c'est véritablement au restaurant que s'organise la rencontre entre ses habitants et le public. De plein pied avec la Petite ceinture, il en est l'un des points d'accès privilégié au seul espace de biodiversité «sauvage» de la capitale. Sa terrasse offre également une large vue surplombant l'ensemble de la Ferme. Le restaurant cuisine les produits de la ferme, d'après un menu adapté aux productions de la semaine. L'ensemble de ses bio-déchets retournent bien évidemment à la ferme. Grâce à cette collaboration fertile, le restaurant est en mesure de proposer une alimentation de qualité et de saison à l'ensemble de ses clients, dont les habitants de la Ferme. En effet, ces derniers bénéficient d'un repas quotidien inclu dans leur bail et servi par le restaurant. Dans cette cantine, les soignés deviennent soignants, et inversement.

Construire avec le(s) vivant(s)

Lorsque la coopérative d'architecture Grand Huit est sollicitée pour concevoir d'autres fermes urbaines sur le modèle de la Ferme du Rail, il est rare qu'elle réponde positivement. La reproduction à l'identique d'un tel projet est non seulement impossible mais aussi contradictoire avec ce qui fait la beauté de la Ferme du Rail: sa sensibilité à une situation urbaine où fragilités sociales et fragilités écologiques trouvent un point de contact et d'ancrage uniques.

Un peu plus au Nord sur la Petite ceinture, Grand Huit a selon un processus similaire reconverti une ancienne halle ferroviaire en lieu de vie dédié à la culture, à la mode durable et à l'alimentation responsable. L'ambition reste la même - faire se croiser une diversité de publics - mais sous le prisme d'une autre programmation et d'un autre réseau d'acteurs7. À la Maison des Canaux, dans le 19e arrondissement toujours, les architectes de Grand Huit ont cette fois coordonné une équipe pluridisciplinaire composée d’entreprises en insertion, d’artisans et de designers. Ensemble, ils ont fait de ce chantier un démonstrateur de circularité et d'inclusion avec par exemple 70% des matériaux mis en œuvre issus du réemploi.

S'il y a donc une méthode à reproduire, c'est davantage celle d'une architecture du lien, conçue comme un processus d'ancrage territorial et de mise en mouvement de dynamiques locales. Une architecture pour les vivants et surtout par les vivants, qui se construit, se compose à partir de leur implication et de leur mise en relation. – Julia Tournaire


Julia (1987) est architecte et urbaniste. Elle co-fonde l'Institut Palmyre. Elle est par ailleurs maître de conférences associée à l'ENSABretagne et co-rédactrice en chef de la revue Habitante.

1Réinventer Paris est un appel à projets urbains innovants lancé en novembre 2014 auprès des promoteurs, investisseurs, concepteurs du monde entier, sur 23 sites parisiens, propriétés de la Ville de Paris ou de partenaires. Chaque équipe candidate a été invitée à présenter ses idées destinées à faire vivre ces sites parisiens. Les lauréats désignés début 2016 ont pu alors acheter ou louer les terrains pour y conduire leurs projets menant, par la même occasion, une expérimentation urbaine d’une ampleur inédite. (source: paris.fr)

2Simay Clara et Philippe, La Ferme du Rail. Pour une ville écologique et solidaire, Actes Sud, 2022.

3La Petite Ceinture de Paris est une ligne de chemin de fer à double voie de 32 kilomètres de longueur encerclant Paris à l'intérieur des boulevards des Maréchaux. Désaffectée depuis les années 1990, quelques tronçons été récemment rendus accessibles au public. (source: petiteceinture.org)

4Simay Clara et Philippe, Idem.

5Les logements ont fait l'objet de séances de co-conception entre architectes et éducateurs afin de déterminer le degré de privacité et de mise en commun propre à chaque espace. Il a été très tôt convenu que chaque résident bénéficierait d'une chambre individuelle, le processus de socialisation de ce public fragile devant se faire progressivement. Simay Clara et Philippe, La Ferme du Rail. Pour une ville écologique et solidaire, Actes Sud, 2022. 

6L'un des paliers est en effet habité par cinq étudiants de l'Ecole d'horticulture du Breuil, de l'EIVP ou de l'Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de la Villette. L'inclusion d'étudiants dans le projet permet de les sensibilisant dès leurs études aux problématiques liées à l'inclusion de personnes en grande précarité tout en assurant un certain degré de mixité. Ils sont aussi invités à participer aux activités de la ferme et acquérir ainsi une expérience pratique en agriculture urbaine.

7Grand Huit a cette fois sollicité la participation du centre social Rosa Parks, l'Espace 19, Couleurs Pont de Flandres, l'école de mode IFA Paris, la Textilerie et de la foncière Bellevilles.

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