Nantes, vivier d’architectes

Trois générations d’architectes en portrait

Dominique Amouroux

Septième ville française, Nantes conjugue un récent dynamisme culturel et économique avec un esprit classique. Plusieurs centaines d’architectes, de toutes générations, tentent au quotidien de dépasser cet antagonisme pour bâtir une métropole vivante, vivable et accueillante.

Quelques édifices résument l’architecture nantaise : les cinq immeubles de logements sociaux de 1930 qui dominent la Loire et les chantiers navals affirment son esprit social. l’Unité d’Habitation qui dépasse de sa « skyline » la rattache depuis 1956 au Mouvement Moderne. Un palais omnisport noir et trapézoïdal, de verre et de métal, affiche dès 1969 sa capacité d’audace formelle. Le Palais de Justice, inauguré en 2000, exprime son ambiguïté entre son désir d’innover et son goût classique. Manny, le siège du groupe Coupechoux rallume en 2010 la part de rêve qui enflamme régulièrement son esprit. Méfiante vis-à-vis des grands gestes mais ouverte à tous les talents, Nantes dispose d’un étonnant vivier d’architectes qui s’est épanoui au cours des vingt dernières années.

Les fondations : trois structures locales prennent le relais des grands talents parisiens

Dans les années 1950, des architectes parisiens viennent diriger la reconstruction de Nantes (Noël Le Maresquier), édifier l’hôpital (Michel Roux-Spitz), bâtir les grands ensembles (Marcel Favraud), affirmer la modernité d’une « Maison Radieuse » (Le Corbusier, André Wogenscky et Yanis Xenakis), créer les campus universitaires (Louis Arretche).

En revanche, dès le milieu des années 1960, deux événements annoncent une évolution. Georges Evano est nommé architecte de la ville et de nouvelles agences se créent. Professionnel talentueux, Evano réalise de nombreux équipements municipaux et conduit la première grande opération de reconversion de bâtiments industriels (la Manufacture des tabacs). Poursuivant parallèlement son activité libérale, il dessine avec son associé, Jean-Luc Pellerin, l’ancienne Ecole d’architecture et la salle omnisports de Beaulieu qui font date.

Outre celle d’Evano-Pellerin, deux grandes agences se créent : Durand et Ménard (actuel DMT) produisent une architecture puissante, inspirée de Le Corbusier ; l’AIA réunit pour la première fois en France des architectes et des ingénieurs. Ainsi, les « grands » maîtres d’ouvrages publics et privés disposent localement d’interlocuteurs aptes à bâtir des établissements scolaires, les grands équipements publics, les sièges régionaux des services de l’Etat et des banques, les immeubles de logements sur des modèles agréés par l’Etat.

Les quinquagénaires actuels : de solides agences régionales pour des concours tous azimuts

Des années de confusion qui suivent Mai 1968 à l’Ecole d’architecture ne sortent que deux professionnels remarquables : Gaëlle Péneau (GPAA) et Michel Roulleau (Roulleau-Puaud). Toutefois, Jean-Marie Lépinay, un jeune architecte parisien qui s’installe à Nantes, et Bernard Barto, un coloriste passé à l’architecture, complètent cette offre qualitative locale.

L’école ne retrouvera un minimum de sérénité qu’avec l’arrivée de Marino Narpozzi et Aldo de Poli (assistants d’Aldo Rossi à l’école d’architecture de Venise) et de quelques enseignants parisiens. Aidés d’enseignants locaux, ils forment la génération des quinquagénaires actuels empreints de rigueur qui ont fondés de solides agences : Garo-Boixel, Barré-Lambot, Forma 6, Haumont-Rattier, Claude Puaud (Roulleau-Puaud), Topos (Thomas Bonnier), Déesse 23 (Jacques Arnoux). De même, ces enseignants fortifient l’opposition d’esprits créatifs tels ceux de Tétrarc ou de Rocheteau-Saillard.

Les lois de décentralisation de 1982 qui transfèrent aux Régions des responsabilités essentielles, la stabilité des équipes politiques du Conseil régional et du Conseil général, l’élan que donnent à la construction les municipalités de Jean-Marc Ayrault à Nantes et de Joël Batteux à Saint-Nazaire permettent à ces agences de disposer d’un travail régulier et de projets suffisamment motivants pour attirer à elle des jeunes qui les vivifient. Les concours constituent leur mode d’accès à la commande et les équipements publics leurs références. Tels Barré-lambot, Garo-Boixel ou les membres de Forma 6, les néo-modernes voyagent, traquant du Brésil à l’Angleterre et aux Pays-Bas les œuvres oubliées de leurs aînés, admirant au Japon un minimalisme absolu avant de puiser au Voralberg les clés d’une évolution plastique et constructive. Inversement, Tétrarc source volontiers son inspiration au patrimoine industriel nantais ou procède par collage d’images culturelles. Manipulant la petite et la grande échelle, ces agences rénovent les friches urbaines, réalisent des équipements de proximité dans les communes péri-urbaines, mettent en valeur des monuments historiques au moyen de scénographies ludiques, étudient les premiers immeubles de logement écologiques, construisent les équipements scolaires et universitaires des nouvelles générations et les établissements médicalisés accueillant les personnes âgées.

Les quadragénaires : les difficultés et la richesse d’une génération d’entre-deux

Les actuels quadragénaires ont été formés au sein d’une école d’architecture qui a préféré le transfert régulier de connaissances par des praticiens disponibles aux interventions passagères de stars et a veillé à respecter la pluralité des tendances. Cette génération est donc marquée par la diversité de ses attitudes créatives, mais elle est surtout la première à exploiter toutes les capacités des outils informatiques. Ainsi, les fondateurs de l’agence Block s’inscrivent aux frontières de différentes pratiques artistiques et de l’incidence des outils de création numériques sur ces disciplines mises au service d’une démarche analytique rigoureuse, terrain où il retrouve Stéphane Lagré (DATA 0.10). Inversement, Guinée-Potin, un moment associé à Duncan Lewis, pratiquent un métissage culturel et matériel généreux et poétique qui, pour un collège à Laval et un groupe scolaire à Nantes, a néanmoins croisé la démarche de Block. Quelques agences dont Aldo et l’Atelier de la Maison Rouge s’inscrivent dans la démarche néo-moderne de la génération précédente qui les soutient dans leurs débuts professionnels. À leurs débuts, les trois fondateurs de l’agence DLW ont apporté un caractère plus ludique à cette démarche, notamment pour le commissariat de police d’une commune proche de Nantes. Mais, la tendance la plus bouillonnante sera celle des membres d’Oxymore, une association qui promeut la création d’une architecture douce, pensée et bâtie sur-mesure pour des clients aspirant à un mode de vie alternatif et disposant le plus souvent d’un budget modeste. Ses membres vont produire des maisons singulières et concevoir de petits équipements publics mais aussi écrire les pages successives d’une interrogation professionnelle complexe d’où sont issues leurs structures actuelles : Mars 21 (Legros et Bazantay), Alter Smith (Biron, Gasté, Rousseau) qui a adopté une devise évocatrice « Ce qui est fait est toujours à refaire», IP–architectes (Gerno, Jaeger) et FAU (Fouquet).

Créatifs et bidouilleurs, tels se définissent Avignon-Clouet. Entre leur contribution à l’étude des « jardins volants » imaginés par Tétrarc, la rénovation d’appartements, la construction de maisons individuelles, la scénographie de manifestations liées aux livres, la création d’espaces pour un mécène, un ensemble d’habitation à Paris et une foule de concours perdus, leur activité se développe régulièrement sans qu’ils renoncent à compresser les espaces, à détourner les matériaux et le sens commun des usages, à bousculer les modèles culturels et les figures socialement imposées.

Certains représentants de cette génération vont dynamiser les agences des aînés. Tel est par exemple le cas de Jean-Marie Beslou qui jette un voile de bois sur la ville de Trondheim pour mieux révéler sa base sous-marine (Europan 10) tout en travaillant chez Roulleau-Puaud, de Jean-François Mauras (lauréat de Europan 6 avec Cécile Nizou) qui ajoute une note poétique chez Topos ou de Patrick Moreuil, Daniel Caud, Romain Cateloy et Olivier Perocheau qui fertilisent l’imaginaire de Tétrarc.

La génération des trente ans, un laboratoire pour construire « vite et pas cher »

Ces jeunes architectes se sont affutés pour entrer dans une société française en crise économique, sociale, environnementale. Savants mais modestes, ils regardent Raphäelle Hondelatte, laissant Lacaton Vassal aux quadras et Jean Nouvel aux quinquas. Ils communiquent efficacement : leurs dossiers de référence s’assimilent à des livres. Ils regroupent leurs forces : ils exercent plus volontiers en équipes qu’en couple et n’hésitent pas à effacer leur individualité au profit d’un mot censé traduire leur démarche : Fichtre, Raum, Kenenso, Tica, Detroit, Nelobo… Ils fédèrent les énergies : polyvalents et transdisciplinaires, ils tissent des liens avec des photographes, des graphistes, des musiciens, des producteurs d’évènements, des associations écologiques, sociales, culturelles. Ils sont aguerris : Europan et les bourses Erasmus leur ont donné l’Europe comme horizon, les consultations ouvertes aux étudiants les ont confrontés au réel et ils complètent volontiers leurs études d’architecture par des doctorats de philosophie ou de sciences sociales ce qui les conduit à intégrer des laboratoires de recherches et, comme Olivier Boucheron à développer ses recherches lors d’une résidence à la Villa Kujoyama Bien que plongés dans un monde virtuel, ils pensent volontiers autoconstruction et interviennent concrètement sur leurs chantiers, qu’il s’agisse de scénographie ou d’habitat (extensions de maisons, reconversion de bâtiments agricoles, construction de maisons individuelles). Mais tous aspirent à concevoir de petits ensembles urbains pour des maîtres d’ouvrages sociaux ou de petits équipements collectifs pour des communes.

Dans ce contexte, rares sont ceux qui, tels Mabire et Reich, explorent de nouvelles actualisations des concepts du Mouvement moderne. En revanche, nombreux sont ceux qui créent une architecture discrète et intériorisée. C’est la génération de l’ossature bois, de l’isolation par l’extérieur, de la toiture végétalisée, des espaces tampons, et des terrains physiquement ou réglementairement ingrats, mais aussi celle qui dialogue avec des particuliers ou des réseaux associatifs qui aspirent à se situer autrement dans la vie actuelle.
La maison individuelle constitue pour eux un véritable palier professionnel parce qu’elle ouvre l’accès aux revues « grand public ». Ainsi, un volume simple, posé perpendiculairement à la pente d’un terrain, a signalé le travail de Karine Olivier et de Frédéric Péchereau (PO) qui a été définitivement reconnu grâce à leur propre maison, jumelée avec celle d’un couple ami, glissée de façon respectueuse sur une parcelle pentue et enclavée du centre de la ville de Nantes. Les plaisirs simples des vues multiples, de la continuité du dedans/dehors, des pièces étagées comme autant de haltes particulières marquent ces deux demeures. C’est également le cas de Julien Perraud (atelier Raum avec Benjamin Boré) dont la première maison se présente extérieurement comme un monolithe noir alors qu’elle offre intérieurement un espace miel ou blanc, ouvert et lumineux, creux et poreux, combinant un chantier ostréicole à un espace habitable chaleureux. Le bois est aussi le domaine de David Juliet (Kenenso) qui réalise avec la villa Cabrette un volume géométrique simple étiré par un bardage bois horizontal souligné par des ouvertures qui semblent disposées de façon aléatoire et par des lames d’inox qui reflètent les pins entourant la maison.

La rigueur constructive nécessitée par les ossatures bois est encore plus radicale dans les ossatures métalliques. Béranger-Vincent utilisent régulièrement un procédé industrialisé d’Arcelor Mittal pour bâtir des maisons, notamment dans le cas aussi complexe réglementairement que la maison David, encastrée entre rue et marronnier sur une petite parcelle dans une zone pavillonnaire d’un faubourg nantais. Ce look plus industriel est aussi celui adopté par Boris Nauleau pour édifier une maison baptisée « le Hangar » ou par Detroit (Benoît Morera, Pierre-Yves Arcile, Jérome Archereau) pour une maison en osmose avec son environnement réalisée hors de Nantes.

Bois ou métal, il s’agit « de construire vite et pas cher ». heureusement, cet affrontement radical au réel est parfois battu en brèche par des commandes particulières. David Juet a reçu d’un couple de jeunes retraités la commande d’une maison « hédoniste », Tica (Marie Périn et Grégoire Barraud) va réaliser les chambres flottantes constituant l’une des composantes d’un éco-lodge, un complexe hôtelier durable qu’un couple transpose en France après l’avoir expérimenté au Sénégal et Olivier Boucheron aide Monte Laster dans son action d’animation de la Cité des 4000 à La Courneuve (Paris) à partir du centre d’expérimentation artistique du Moulin Fayvon. Le rêve, est également le domaine de Christophe Theilmann : avec Nicole Condorcet et Patrick Bouchain (Construire), il a glissé les bureaux de l’association de François de la Rosière et Pierre Oréfice, les Machines de l’île, sous les grandes nefs des anciens chantiers navals Dubigeon. Il travaille actuellement a installer une association fédérant les acteurs de l’économie sociale et solidaire, les Ecossolies, dans des hangars désaffectés, toujours sur l’île de Nantes en combinant une simple rénovation des volumes existants et l’adjonction de conteneurs pour installer des bureaux.

Grâce à tous ces talents, Nantes, son agglomération et sa métropole développent des architectures « manifeste », visibles, discrètes comme Madeleine-Champs de Mars ou Les Dervallières, diffuses dans les maisons individuelles ou secrètes - parles extensions des habitations existantes.

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