En 2008 un évènement mineur allait faire surgir sur la scène architecturale française une nouvelle génération d’architectes bien décidés à promouvoir une architecture libérée, sans complexe et dont ils voyaient les développements partout ailleurs. Cette année-là, furieux que le Prix de l’Equerre d’Argent – prix important en France car il récompense le meilleur bâtiment de l’année - ne soit pas allé au projet d’un des leurs, les architectes de la nouvelle tendance se regroupent, éditent un annuel présentant leurs réalisations et au cri de « du mouvement, de la couleur » se projettent dans le débat architectural. La « french touch » était née qui allait bientôt trouver à s’épanouir dans la floraison de nouveaux quartiers qu’engendrait le renouvellement urbain en France. D’autant plus aisément que beaucoup de maires virent dans cette architecture un signe de modernité et donc un utile vecteur de communication pour soutenir leurs projets urbains. En particulier à Paris où la nouvelle équipe municipale était ouvertement favorable à la diversité et à l’expressivité de l’architecture.
Une dizaine d’année plus tard, l’achèvement du quartier Clichy Batignolles à Paris avec son skyline agité, ses immeubles qui ondulent, se tordent, se déhanchent, ses façades pliées, perforées, rutilantes semble signifier la victoire définitive de cette tendance. Plus que le triomphe de la « french touch », Clichy-Batignolles manifeste avec une brutale évidence les limites du projet urbain à la française. Un processus d’aménagement d’une friche ferroviaire directement conduit par la ville, aura finalement abouti à construire dans Paris intra-muros, à 3 stations de métro de la place de l’Opéra, référence-s’il en est de l’urbanisme haussmannien, un éco-quartier comme on en voit partout France. Certes par l’ampleur de l’opération, la hauteur des bâtiments, la densité, Clichy Batignolles se distingue des récents projets urbains. Mais elle en possède les deux traits fondamentaux : l’exubérance architecturale, l’insuffisance des fondements urbains. Le second favorisant le premier.
François Grether l’architecte urbaniste coordonnateur du projet Clichy-Batignolles voit dans la diversité formelle l’expression de la subjectivité qui fait la singularité de notre époque. Il lui paraît donc légitime que l’urbanisme reflète cette diversité.
Si on peut admettre, qu’il n’est plus possible aujourd’hui de faire la ville comme au temps d’Haussmann, encore faudrait-il que cette diversité, si elle devait être le signe de notre temps, soit tenue par des schémas urbains solides, structurés. Hafen-City à Hambourg, Almere en Hollande, Charing-Cross à Londres, Europa Allee à Zurich, pour citer quelques grandes opérations montrent que forme urbaine et expressivité architecturale ne sont pas incompatibles. Mais cela suppose qu’au préalable soit recherché la forme urbaine adaptée à la situation et aux données du projet urbain. C’est cette forme qui va donner son identité au nouvel espace urbain dans toutes ses dimensions : fonctionnelles, culturelles, symboliques. Et constituer le cadre pérenne dans lequel peut s’exprimer l’architecture.
Pour le dire brutalement ce qui manque dans la un projet urbain c’est le « projet ». Entendons par là la recherche et la définition du cadre conceptuel et formel le plus approprié pour organiser la vie des habitants sur un certain territoire.
Comme le dit l’architecte belge Xaveer de Geyter, l’auteur de l’ilot Saint-Maurice à Lille, souvent cité comme une référence, concevoir un projet urbain, un quartier ce n’est pas différent que de concevoir un projet d’architecture. Ce n’est pas un problème d’échelle. C’est la même question : trouver la bonne relation entre les pleins et les vides. Et la réponse elle se cherche en prenant en considération tous les éléments : le contexte proche et lointain, le programme, l’histoire etc., en faisant des hypothèses, en testant des solutions. Il n’y a pas une forme au départ. Elle émerge au fur et à mesure de ce travail qui est un travail de conception.
Or c’est ce travail de conception qui est rarement poussé assez loin dans la plupart des projets urbains en France où la recherche se concentre sur l’intégration avec l’existant, sur l’établissement de continuités urbaine . D’où ces schémas d’aménagement assez simples, essentiellement structurés par un réseau de rues. Clichy Batignolles a été précisément conçu avec cet objectif : établir une suture entre deux arrondissements de la capitale. Or beaucoup de facteurs pouvaient nourrir le travail de conception d’une forme urbaine spécifique. La situation du site qui obligeait à se confronter à la grande histoire de l’urbanisme parisien. Les deux objectifs majeurs, la création d’un parc et la construction d’un grand nombre de logements, contraignaient à affronter la question urbaine du moment : le rapport entre densité et hauteur. L’ambition environnementale aurait pu conduire à une réflexion sur la conception du nouveau quartier, des bâtiments, des logements. Clichy Batignolles était une formidable occasion d’articuler d’une manIère neuve, le végétal et le construit, le parc et les constructions. De travailler sur la forme, mais aussi l’imaginaire de la ville. De faire que l’ambition de départ, redonner au parisien le plaisir d’habiter en ville, ne se résume pas à avoir un parc à ses pieds et un balcon offrant des vues lointaines sur la capitale.
Peut-être ces réflexions ont elles eu lieu mais elles n’ont pas directement influencé le schéma d’aménagement. Clichy-Batignolles suivra la procédure habituelle de tout projet urbain en France. Son pilotage, sous le contrôle des élus, sera confié à une structure publique , la société d’aménagement de la ville de Paris (Semavip) . La première étape consistera à l’organisation d’un concours pour l’élaboration du schéma d’aménagement sur une friche ferroviaire de 54 ha cernée sur trois côtés par des grandes infrastructures.
Lancé en 2002, auprès de quatre équipes franco-française, François Grether et la paysagiste Jacqueline Osty, seront lauréats avec une proposition qui a le mérite de l’évidence et de l’économie : un parc le plus grand possible, des immeubles répartis sur deux côtés avec une densité faible, la réintégration de la friche dans le jeu urbain par de multiple connexions (pont, passerelle, voiries). Le schéma ne modifie pas la topographie et conserve en son milieu une ancienne voie ferrée.
Mais ce schéma va devoir absorber des chocs importants. Le transfert du tribunal de grande instance de Paris (TGI), énorme machine judiciaire 104 000 m2 sur la partie nord du site obligeant à transférer 400 logements sur la partie sud. La construction le long du faisceau de voies ferrées d’une structure de 600mètres de long, 60 de large et 10 de haut pour accueillir les ateliers d’entretiens et le garage des locomotives de la SNCF et porter au-dessus les charges d’immeubles de bureaux. La topographie du site en est modifiée. Conséquences : la densité augmente mais la hauteur des bâtiments aussi. Le plafond parisien des constructions passe de 37 mètres à 50m mètres.
Ces changements auraient pu être l’occasion d’engager à nouveau un vrai travail de conception. Une tentative a été menée mais n’a pas abouti. Le schéma urbain initial sera simplement ajusté.
Aujourd’hui quasiment achevé, le projet Clichy Batignolles est constitué d’un parc et de trois ensembles construits, qui dialoguent entre eux.
Le parc, d’une surface de 10 ha, est une large coulée verte s’étendant de la rue Cardinet, jusqu’au boulevard Berthier. On ne pourra en avoir une vision complète que lorsque seront achevés les derniers 4,5 ha de la bande qui longent le côté Ouest. Ainsi que la grande diagonale prévue par la paysagiste pour faire du parc un lieu de passage intégré dans les déplacements quotidiens. Assurer la cohabitation des usages (promenade, détente, pratique du sport), mettre en scène les saisons par la couleur étaient les deux bases du projet. L’impression qui ressort de la partie réalisée est celle d’un parc très –trop –dessiné, une addition de territoires. Un « commons » comme les aiment les anglais, ces grandes prairies où peuvent se dérouler différentes activités, aurait permis de préserver la grande échelle. Au sud, sur la rue Cardinet, longeant le parc, un large trottoir planté d’arbres de grand développement constitue un beau dispositif urbain. Plus une rue, pas encore une place, ce long espace public bien orienté est un bel apport à la vie du quartier.
La partie nord, même si elle fait partie administrativement de l’opération Clichy-Batignolles, ne travaille pas avec le parc dont elle est séparée par le boulevard Berthier. C’est une cité judiciaire dont émerge le TGI de Paris. Un totem de 150 mètres de haut, sorte de mise en scène à l’échelle du territoire du « Surveiller et punir » du philosophe Michel Foucault. Cette partie tire on unité de l’architecture précise de Renzo Piano qui outre le TGI construit le Maison des avocats.
Un telle retenue ne se retrouve pas dans les deux quartiers situés de part et d’autre du parc. La partie Est, réalisée la première, souffre de la présence envahissante de cette architecture qui se veut à toute force inventive. Elle apporte de la confusion, affaiblit le discours urbain quand elle ne montre pas déjà sa fragilité constructive. Là où on aurait attendu des édifices solides, des formes fortes, à l’angle du parc sur la rue Cardinet, ou à la grande entrée au nord de l ’avenue de Clichy, on trouve la fragilité de médiocres jeux formels.
Le schéma urbain choisi pour le quartier - un réseau de rues définissant des blocs construits – montre ici ses limites: trop de bâtiments, trop proches, impression de forte densité, médiocre relation avec le parc. C’est précisément dans ces situations complexes que le travail de conception dont parle Xaveer de Geyter s’avère utile. En testant d’autres schémas, une autre forme urbaine aurait peut-être été trouvée qui aurait permis de mieux gérer les contraintes. Par exemple un urbanisme ouvert consistant à disposer librement sur le site des objets de hautes constructions autonomes, le parc se glissant entre elles.
La partie Ouest installée sur la structure enterrée de la SNCF et dominant le parc contraste point par point avec son vis-à-vis à l’Est : la densité y paraît moins forte, la relation au parc plus évidente, le schéma urbain plus clair, des tours de logements et des barres de bureaux. Inquiète et peu satisfaite de la tournure prise par le projet sur la partie Est, la ville décida de changer de procédure et de tester une nouvelle manière de fabriquer la ville.
A la consultation d’opérateurs et au choix des architectes sur concours, elle choisit la sélection sur dossier : chaque lot sera attribué à un maître d’ouvrage, qui s’engageait à travailler avec deux architectes. Pour éviter les mauvaises surprises le choix se portera sur des équipes professionnelles aguerries, en particulier pour les lots d ‘immeubles de bureaux et on fera appel à quelques bureaux étrangers (chinois, portugais, autrichien) pour compléter la sélection pour les logements.
S’y ajoutait un principe de co-conception associant la ville, la société d’aménagement public, l‘architecte coordonnateur, les maîtres d’ouvrages et leurs architectes. Le travail de mise au point se faisait au cours de longues réunions auxquelles étaient parfois conviés les habitants du quartier. Les projets étaient montrés, discutés, ajustés les uns avec les autres. Le quartier s’organise d’une façon linéaire de part et d’autre d’une nouvelle rue : une rangée de blocs de bureaux, installés sur l’infrastructure enterrée de la SNCF, occupent un des côtés ; en face les hauts immeubles de logements sont dans une relation privilégiée avec le parc. Une grande partie du travail de co-conception a porté sur l’ajustement des projets afin créer un profil de rue dynamique.
Cette rue nouvelle, aux trottoirs larges, absorbe par une pente douce la différence de niveau imposée par la structure enterrée. A l’angle de la rue Cardinet, un solide bloc intégrant l’accès au métro et une petite place surélevée constitue une belle réponse urbaine d’entrée de rue. Hélas en face, côté parc, une médiocre tour fragilise le départ de la rue. A l’inverse, à l’autre extrémité de la rue , un bel ensemble en béton, composé de trois parties, réussit la liaison avec le boulevard et l’insertion dans le parc.
Les torsions de ces bâtiments très tectoniques, surprennent. Mais elles participent à cette recherche d’une architecture animée, colorée qui s’exprime aussi sur cette partie du projet. Mais là n’est pas le point le plus important.
Quelque chose dit qu’on a perdu ici une occasion de faire aboutir une forme urbaine qu’attendait ce site particulier : une plateforme surplombant un parc. Les immeubles de Aires Mateus et Querkraft en dessinent le principe : de hauts immeuble séparés par des passages vers le parc. Il y avait là une réponse originale, une figure urbaine en germe qui n’attendait qu’à être généralisée, ajustée, contrôlée. Et qui , sans interdire la recherche d’ expressivité architecturale, aurait permis de la maintenir dans un ordre supérieur.
Pourquoi n’est-on pas parvenu à donner sa pleine expression à cette forme urbaine qui paraissait si juste ? L’explication : l’absence d’un architecte du projet. Ou plus exactement sa marginalisation. Sa fonction qui était d‘élaborer une vision, de faire la synthèse, d’assurer la cohésion tout au long du projet s’est progressivement diluée. Les décideurs politiques, les structures de pilotage des projets (ces sociétés publiques d’aménagement très compétentes) sont devenus dominants. Plus encore le projet urbaIn était en train de devenir un processus collectif. La sémantique est claire : on parle de fabriquer la ville, d’atelier de co-conception, d’architecte ou urbaniste coordonnateur.
La situation est-elle en train d’évoluer, les responsables politiques eux-mêmes constatant les limites de ces procédure ? A Lyon les architectes suisses Herzog et de Meuron, avec le paysagiste Michel Desvigne, se sont vu confier la deuxième phase du projet Lyon-Confluences, avec une vraie autorité sur la conduite du projet et le choix des architectes. A Paris Djamel Klouch (l’AUC) est en charge de l’opération Chappelle – International avec la même capacité de contrôle. Une tendance qui se conjugue avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’architectes qui redonnent la priorité aux fondamentaux du projet , construction, typologie, insertion urbaine. Clichy-Batignolles n’est peut-être qu’un moment particulier de l’urbanisme en France.