Aux portes de la ville de Genève, l’immeuble surélevé par Lacroix Chessex à la rue de Lausanne fait figure de proue : sur une coque discrète de la fin des années 1960, le paquebot « Queen Mary »– ainsi baptisé au concours en 2012 - se dresse aujourd’hui comme l’un des bâtiments remarquables du quartier de Sécheron, coiffé de trois étages supplémentaires. Sa nouvelle envergure rivalise désormais avec les grands bâtiments des organisations internationales tandis que sa situation en front de lac lui donne une autonomie urbaine singulière. Amarré aux parcs verdoyants, l’édifice offre une vue imprenable sur l’horizon lacustre - une situation exceptionnelle dont profite une cinquantaine de nouveaux logements en location.
Alors que l’état des immeubles existants incite généralement à opter pour des surélévations en structure légère, les architectes renoncent dès le départ au bois ou à l’acier au profit de la massivité du béton. En effet, lorsque le concours est lancé en 2012, une recherche dans les archives du bureau d’ingénieurs concepteur des six allées leur permet de découvrir une importante réserve de capacité portante. Le parti est alors pris, le couronnement sera massif, dans l’esprit de l’existant. Cela tombe bien, les architectes sont à l’aise avec le béton, matériau phare de leurs premières réalisations où il s’exprime brut.
Mais massif ne signifie pas pour autant écrasant. Même si les trois nouveaux étages compriment de leur poids les structures en place pour en conforter la résistance sismique, ils s’élèvent en même temps dans une stratification élégante, culminant à 34 mètres. Sortant du gabarit légal, les architectes exploitent la dérogation suggérée au concours, une dérogation d’abord préavisée négativement par la Ville de Genève avant de recevoir l’appui de la Commission d’Architecture, convaincue par la démonstration. La particularité de la surélévation réside alors dans la proportion de 3/6ème qui n’entre plus dans la définition d’un attique – soit d’un ajout -, mais façonne un volume qui donne au bâtiment une nouvelle intégrité. C’est ici que la plasticité du béton entre en jeu.
La silhouette élancée du bâtiment s’impose avec une sorte d’évidence; ainsi surélevé il paraît mieux qu’avant. Lacroix Chessex propose un couronnement dont l’architecture indique une posture claire de continuité. Une idée de prolongement reconnue comme essentielle dans le guide des surélévations paru en 2017 à l’initiative de la ville et du canton1, pour tenter de cadrer la multiplication des superstructures sur les immeubles genevois.
Des balcons filants aux parapets blancs amplifient le jeu d’ombre de la façade adressée au lac et signe l’arrêt des nervures verticales qui marquent les allées existantes, au profit d’une nouvelle lecture unitaire. La sur-profondeur offerte aux terrasses creuse et allège la partie haute de l’immeuble. Enfin, la ligne des balcons qui se retire au neuvième étage corrige le poids de l’ensemble et contrecarre l’effet déversant de l’immeuble.
Du côté cour, parapets et meneaux fusionnent en une grille qui reprend le rythme et le partitionnement des baies existantes, tout en suivant le même principe d’un allègement vers le haut : les parapets sont légèrement plus fins que les précédents, les meneaux s’amenuisent par étapes. Ces deux ordres se rencontrent sur la proue de l’édifice où les vitrages rejoignent le plan de la façade pour en accentuer encore la forme fuselée.
Le prolongement à l’œuvre est aussi celui de la matérialité ; les éléments de béton préfabriqués doivent leur blanc lumineux à la poudre de marbre de carrare inclue à leur recette, ce même marbre qui recouvre en plaques les allèges en contrebas. La continuité de l’existant ne s’arrête donc que dans l’affirmation d’un caractère résolument contemporain célébré dans le détail des parapets ; la brisure subtile de leur surface affirme la plasticité du béton et la technicité de la préfabrication.
La simplicité apparente de l’expression dissimule en réalité des problématiques intérieures plus ardues. En l’occurrence, l’altitude du troisième niveau de surélévation posait en quelques endroits un problème d’accès des pompiers qui a conduit au dessin d’appartement duplex. Parallèlement, le rapport exceptionnel du bâtiment au lac exigeait que chaque appartement puisse bénéficier d’une vue sur celui-ci, en particulier pour les séjours. Il s’ensuit une imbrication typologique complexe, dont on sent bien qu’elle a énervé autant qu’amusé les architectes.
Sur chaque travée des 8ème et 9ème étages, sont ainsi croisés deux appartements duplex traversants – l’un ascendant, l’autre descendant – auxquels est accolé un troisième duplex aux espaces superposés. Leur distribution depuis une unique cage montre la virtuosité de l’imbrication pour que, sous les deux premiers duplex, l’on puisse se faufiler vers le troisième. De l’intérieur, l’immeuble tient de l’unité d’habitation corbuséenne où le centre cristallise de multiples parcours, horizontaux et verticaux, dans une étonnante densité spatiale.
A ce jeu savant en coupe, s’ajoute un pragmatisme du plan : à l’aplomb des noyaux distributifs, la masse des services est « rangée » de façon rationnelle dans une nervure centrale. Utile à la stabilité structurelle comme aux déviations des gaines, cette nervure sert aussi à gérer la profondeur de 20m. C’est en comprimant la hauteur d’étage au milieu du plan que les architectes en révèlent une qualité spatiale ; l’abaissement du sol favorise la pénétration de la lumière au cœur du logement tandis qu’il scénarise par quelques marches, la « montée » au salon.
Par l’entrelacs d’emmarchements, de seuils et de niches, l’ambiance intérieure des duplex évoque celle de petites maisons, où l’action de monter et descendre constitue un leitmotiv domestique - une ambiance qui n’est au fond pas étrangère à la vie trépidante de croisière, quand il s’agit d’aller de la cabine au pont. D’ailleurs, les larges balcons aux contrecœurs rabaissés ne sont pas étrangers non plus à l’image d’un pont de bateau, offrant l’étendue horizontale à la vue, au-dessus du toit de la ville. Le paquebot nous ramène enfin à cette question de classe inhérente aux surélévations ; si nous lisons dans le déroulé des parquets et des menuiseries en chêne ou l’ampleur des fenêtres coulissantes les marques d’un habitat haut de gamme qui est souvent un travers de la rentabilité, la densité des pièces est là pour nous rappeler l’équilibre d’une opération très surveillée.
1 Bruno Marchand, Joud Vergély Beaudoin Architectes, Département du territoire, Office des autorisations de construire, Surélévation d’immeubles de logements. Méthode d’évaluation, Genève, 2017, consultable sur le site www.ge.ch. Voir également la publication : Bruno Marchand, Christophe Joud (éd.), Surélévations. Conversations urbaines, Infolio, Gollion, 2018.