Cet été, Genève a inauguré sa Nouvelle Comédie. Cet été, enfin, « tout commence ! », jubilent les deux codirecteurs lors de la conférence de presse, et jubile avec eux toute une profession, tous les artisans du spectacle, comédiens, cintriers, régisseurs lumière, couturières ou constructeurs de décor. Ce théâtre, il est pour eux. « C’est une ruche », explique Michel Fayet, scénographe maître d’œuvre et homme clé du projet, c’est une ville entière à l’intérieur du bâtiment, un lieu qui réunit toutes les fonctions cumulées d’un théâtre, ce qui arrive très rarement.
Plus de trente ans après la publication du Rapport Langhoff, d’après le nom du célèbre metteur en scène franco-allemand1, les Genevois ont donc enfin un nouveau théâtre. Matthias Langhoff en a décrit les contours en 1987, en proposant une transformation radicale de l’ancienne Comédie, encastrée dans un îlot au centre ville, avec des ateliers et des salles de répétition situés ailleurs, dans un ancien bâtiment industriel ou dans une « construction neutre dans les faubourgs de la ville ». Sa proposition pragmatique a été rejetée, au profit, des décennies plus tard, d’une Comédie entièrement neuve.
Un théâtre de tous les superlatifs, on l’aura compris, ne serait-ce qu’au niveau du programme. La Nouvelle Comédie, ce sont une salle de type frontale de 500 places et une salle modulable de 250, équipées des technologies les plus récentes ; ce sont deux salles de répétition ; ce sont aussi des ateliers de fabrication des décors et des costumes d’une surface égale, voire supérieure à celle des quatre salles ; c’est aussi une véritable rue intérieure pour la circulation des décors (on y fait rentrer un poids lourd !) et une autre rue, ou plutôt un hall d’entrée pour le public, d’une longueur de plus de 100 m ; puis des bureaux, bien sûr ; des galeries de circulation sur trois niveaux ; une cantine, deux étages de loges, un foyer, un bar, un vestiaire, une billetterie et un restaurant. « Ce qui manque, à la limite, ce sont des logements ! », ajoute le scénographe avec un clin d’œil.
Plus qu’un théâtre, la Nouvelle Comédie donc une véritable usine à spectacles, flambant neuve, qui attire d’ores et déjà les regards envieux de Zurich et de Lucerne2, fait inhabituel s’il en est. Les Genevois en sont fiers, et avec raison. Le projet est cofinancé par la Ville et le Canton pour un coût global de 98 millions de francs, et le bâtiment est sorti de terre plus de 15 ans après le choix du site dans un quartier en devenir, au-dessus de la nouvelle gare souterraine des Eaux-Vives, et plus de dix ans après le concours international ouvert lancé par la Ville, et remporté par FRES architectes, en collaboration avec le scénographe Michel Fayet et son bureau Changement à Vue.
Une simple visite du bâtiment au pas rapide, sans s’attarder, dure bien plus qu’une heure. Pour celles et ceux qui y travaillent, il est impossible de se passer de téléphone portable pour pouvoir se parler, et le tandem de la direction – Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer – serait sans doute bien content de pouvoir chausser parfois les patins à roulettes. A la Nouvelle Comédie, il n’y a plus ni entrée des artistes, ni portail pour les spectateurs. A l’intérieur, on ne sait plus vraiment qui est là et qui est où. Et pour rentrer depuis l’extérieur, en tant que spectatrice, on tire sur l’une des portes comme sur la porte d’un bureau. Mais les architectes ne misent pas sur la taille des portes (2.2 m de haut), mais sur leur nombre, et ont installé plusieurs séries de trois ou quatre portes le long des deux flancs du bâtiment. Au milieu, un grand escalier relie le niveau de l’esplanade, côté gare, et la nouvelle voie de mobilité douce en contrebas, côté lac. Laurent Gravier, cofondateur avec Sara Martin Camara de l’agence FRES, voudrait ainsi « activer l’espace public par le théâtre » et voir les habitants du quartier traverser le bâtiment pour aller prendre leur train, ou s’arrêter au bar pour prendre un verre. Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer rêvent d’un lieu « ouvert à tous pour venir lire, jouer de la musique, manger au restaurant, un lieu où les gens se sentiraient tous un peu chez eux ».
Le dénivelé de 4.4 m entre les façades sud-est et nord-ouest a donné la trame du bâtiment, construite d’éléments de 1.1 m de haut et de 2.7 m de long. Ce module, précise Laurent Gravier, s’inspire de la « brique » ou plutôt du panneau de verre de grande dimension (plus que quatre fois plus grand que le module de FRES) avec lequel les Ateliers Jean Nouvel ont imprimé une unité de traitement aux gares de la nouvelle liaison ferroviaire Cornavin - Eaux-Vives - Annemasse (CEVA). Chez FRES, l’élément est décliné en verre sur les deux façades principales du théâtre et recouvre, en aluminium perforé cette fois-ci, le toit et les façades perpendiculaires d’un « ruban » d’un seul tenant.
Situé au deuxième plan urbain, le long d’une esplanade allongée dans le sens du chemin de fer, la Nouvelle Comédie est constitué de quatre émergences qui accueillent respectivement les ateliers, la grande salle, les loges et l’administration et, au nord-est, la salle modulable et les salles de répétition. Ce crénelage lui donne sa silhouette d’usine, et le même caractère industriel est cultivé à l’intérieur, avec le béton brut, l’acier inox et le bois.
Cette ambiance change lorsque l’on pousse la porte de la grande salle, ciselée comme un bijou. 500 places font face à une scène très grande (26 m de large, 17 m de profond et un gril à une hauteur de 20 m), un rapport inhabituel puisqu’on installe volontiers, ailleurs, 700 personnes devant une cage de scène de cette taille. Ici, on jouera donc plus souvent devant moins de personnes à la fois, un choix qui n’est pas négligeable d’un point de vue artistique3. Les fauteuils aux dossiers contigus sont disposés en une seule volée, légèrement courbe, pour renforcer la sensation de proximité. L’acoustique est travaillée au décibel près – un chuchotement sur scène sera perçu jusqu’au dernier rang –, moyennant une surface géométrique cachée sous la maille dorée qui recouvre les murs latéraux et le plafond. Au-dessus du plateau, une passerelle, puis une deuxième, une troisième, jusqu’au gril entièrement motorisé, un plancher en caillebotis qui culmine à 20 m au-dessus des planches… mais arrêtons là, même si nous ne souffrons pas du vertige. Décrire l’équipement de cette fabrique au complet, avec ses haut-parleurs, projecteurs, capteurs, câblages, ordinateurs, moteurs et le calcul des charges qui va avec, donnerait le tournis. Quand on ressort du bâtiment, deux heures et demie plus tard, on s’assied en face, épuisée. Tout ce qu’on a vu suscite l’admiration, mais l’ensemble séduira-t-il les spectateurs ? Et les comédiens ?
A la Nouvelle Comédie, l’enveloppe y est, rationnelle : l’implantation, la trame, les volumes, la machinerie. Mais une fois à l’intérieur, cette architecture mentale ne favorise pas les contacts. Un théâtre doit produire de la rencontre ! Certes, le restaurant du théâtre arbore une magnifique baie vitrée qui offre une vue plongeante sur le grand atelier de montage des décors. Mais le soir, après la représentation, les ouvriers n’y sont plus, et les spectateurs, au restaurant, n’y verront que dalle. Autre exemple : le foyer, qui se déploie sur deux étages entre la grande salle et la salle modulable, est plus un lieu de passage que ce cœur convivial du théâtre dont on rêve, et où tout le monde se croise.
Toutefois, et malgré le caractère froid et industriel de son architecture, on parie que ce théâtre va fonctionner. Parce que c’est un projet collectif, d’abord. Durant plusieurs années et jusqu’à la déposition du projet, des rendez-vous mensuels d’un groupe de travail constitué de représentants de la Ville, de l’ancienne Comédie, de l’Association pour une nouvelle Comédie (ANC) et des architectes ont permis de dessiner, puis d’affiner le projet, dans la discussion et le consensus. La Nouvelle Comédie n’est pas le résultat d’une décision politique, ni d’un seul geste architectural. Si les architectes ont effectivement posé les bases du projet, lui ont donné son implantation, la volumétrie et sa matérialisation, c’est sans doute dans la collaboration avec le scénographe maître d’œuvre et avec l’ANC, fondée en 2001 pour proposer un nouveau théâtre (plutôt que d’enchaîner des projets de réaménagement de l’ancienne Comédie) et composée d’éclairagistes, de chefs techniques, de scénographes, de peintres, d’acteurs et de metteurs en scène que le bâtiment a réellement pris forme.
Et puis, la nouvelle direction de la Comédie, nommée en 2017, est composée de deux personnes qui ont les pieds sur terre tout en rêvant les yeux ouverts ! On parie donc également qu’elles vont donner à ce navire sa vitesse de croisière. Et qu’elles ont assez d’idées folles pour animer le long couloir d’entrée – un tournoi de curling sur roulettes ? un concours du dessin le plus long exécuté d’une seule traite ? –, couloir que l’on peut admirer pour son caractère épuré, mais qui résonne comme un hall de gare, qui chauffe en été et qui est froid en hiver.
En guise de conclusion, on voudrait ajouter ceci : ce texte n’est pas une critique. Car une œuvre commencée, pour être jugée, doit être terminée. Ce principe a fait jurisprudence en France en 1986 et a permis à Daniel Buren de finir d’installer ses fameuses « colonnes de Buren » dans la cour d’honneur du Palais-Royal à Paris. A la Comédie de Genève, l’œuvre architecturale n’a pas été achevée avec l’inauguration de l’édifice. Peut-être plus encore qu’une gare, ou des logements, un théâtre fait partie de ces bâtiments que l’on ne peut pas apprécier en dehors de leur usage. Et donc, l’histoire de la Nouvelle Comédie, qui a commencé avec le Rapport Langhoff mentionné d’entrée, sous-titré « Projet pour le théâtre de la Comédie de Genève », ne fait que commencer. Longue et belle vie à elle !
1 Matthias Langhoff, Le Rapport Langhoff. Projet pour le théâtre de la Comédie de Genève, Editions Zoé, 1987 (épuisé)
2 Transformation ou bâtiment ex nihilo ? Voilà la question qui divise dans les deux villes alémaniques qui rêvent, chacune à sa manière et pour des arguments très différents, d’un théâtre nouveau.
3 Une jauge moyenne de 500 places permet d’augmenter le nombre de représentations d’un spectacle. « Dans une ville », écrit Matthias Langhoff dans son rapport, « l’existence d’un théâtre dépend de sa présence, non du nombre de places dont il dispose. Plus souvent on y joue, plus il est intéressant pour la ville. »