Trois tourettes et un jardin

Par Valérie Hoffmeyer, architecte-paysagiste et journaliste

Ces trois immeubles de logement autour d’une cour jouissent d’un grand jardin, bordé d’un cordon de vieux chênes. Une véritable feuille de route paysagère qui a orienté toutes les phases du projet.

«Le maître d’ouvrage voulait un projet inspiré des cités-jardins, tout en développant une certaine densité.» Résumé de la sorte par l’architecte Rolf Seiler, du bureau genevois Lin.Robbe.Seiler, le cadre du projet des «Jardins de la Gradelle» (2020) semble aussi idyllique que celui de la parcelle à bâtir : une vision claire sur un terrain à fort potentiel, tant paysager que constructible, dans la très aisée commune de Cologny (GE). Située en zone de développement permettant de construire des immeubles de 21 mètres de haut, occupée jusque-là par des terrains de tennis et bordée de grands arbres, cette parcelle souffrait de peu de contraintes au moment du concours d’architecture privé lancé par le propriétaire. A ce confortable contexte, rare en terres genevoises, Rolf Seiler ajoute celui-ci : la qualité du maître d’ouvrage, facteur au moins aussi déterminant que ceux évoqués plus haut. «Un homme ouvert, désireux de transmettre un patrimoine de qualité à sa famille, qui prend des décisions sans prioriser systématiquement la question du rendement, c’est une chance immense. Pour les architectes, mais surtout pour le projet.»

Du grand paysage au jardin

La figure choisie de la cité-jardin incite à une lecture par le paysage : le grand, d’abord, qui est celui du territoire genevois, jusqu’au petit, celui du quartier, puis du jardin. Vus en plan, les trois bâtiments semblent pointer toutes ces échelles à la fois. Dotés chacun de cinq côtés, ils forment une triple flèche ciblant le cirque montagneux au lointain, mais surtout les différentes formes urbaines qui occupent cette périphérie. Ici se côtoient en effet toutes sortes d’objets architecturaux, aux hybridations plus ou moins heureuses : les barres brisées de l’ensemble de la Gradelle1, la quinzaine de plots insérés dans la grande parcelle boisée de la Tulette, des équipements publics, écoles et centre sportif, et des poches de zone de villas, en cours de densification.

En choisissant les pentagones de LRS, le jury du concours a pris le parti d’une forme nouvelle supplémentaire dans ce contexte déjà très chahuté. «Nous n’avons pas eu à nous conformer à un plan localisé de quartier qui aurait prédéfini une forme urbaine, le concours pouvant dans ce cas s’y substituer, souligne Rolf Seiler. Cela nous a donné une plus grande liberté, qui nous a orientés vers ces trois tourettes, économes en sol et dont le plan permet des typologies intéressantes. Nous sommes avant tout sensibles à la question du logement et portons un soin très particulier à la recherche de nouvelles manières d’habiter, agréables à vivre. C’est par exemple cet esprit qui nous a motivés à décaler les dalles des balcons, qui participent fortement à l’identité architecturale des trois tourettes. Mais au-delà de la forme extérieure, ce geste a d’abord permis d’offrir de plus grandes ouvertures des appartements sur le dehors.»

Et ce dehors a des atouts. La chance de cette périphérie de la rive gauche du lac est son cadre privilégié sur le plan du paysage. Gagnés sur les terres agricoles dès les années 1930, les quartiers de villas, encore très présents aujourd’hui, n’ont pas trop morcelé la trame des haies bocagères. La figure du cordon de chênes, considérée comme l’un des éléments structurants du paysage genevois, offre encore de belles continuités dans le secteur. La parcelle des «Jardins de la Gradelle»1 est ainsi bordée d’une telle charpente paysagère sur sa limite nord. C’est là le véritable trésor des lieux, qui a conduit un certain nombre de réflexions pour l’implantation du projet. Il s’agissait de construire à distance, tout en intégrant le cordon boisé à la jouissance du jardin. Une implantation des trois volumes presque au centre de la parcelle offrait l’avantage d’un espace commun distribuant les trois entrées, tout en préservant un jardin alentour.

Pivot des espaces extérieurs, cette cour devrait d’ailleurs devenir un élément important dans la pratique quotidienne des habitants. Les concepteurs l’espèrent comme un lieu de rencontre, capable de concurrencer les habitudes liées aux accès directs entre appartements et parking en sous-sol. Ce dernier, formant une boucle souterraine, ne déborde qu’en partie sous l’espace de la cour, ce qui a permis la plantation d’arbres en pleine terre. Le choix des architectes-paysagistes de Studio Vulkan, impliqué dans le projet après le concours d’architecture, s’est porté à cet endroit sur des essences ornementales, comme le gingko ou le tulipier. Des massifs de vivaces ponctuent ça et là le revêtement en dalles disposées en opus incertum. De cette centralité à vocation collective partent trois bretelles en gravier, qui permettent de rallier la promenade périphérique. Elle aussi plantée de nouveaux arbres, dont quelques mûriers blancs, elle est privée mais accessible aux autres habitants du quartier. Elle dessert une place de jeux, ménagée le long du chemin de la Tulette, qui concentre les équipements techniques comme la déchetterie, la trémie du parking souterrain et les places visiteurs.

Le dehors dans le dedans

A l’intérieur des bâtiments, le hall distribuant les appartements est comme une réplique de la cour. La lumière zénithale filtrant par des jours percés dans la toiture donne une ambiance à la fois naturelle et douce, proche d’une sensation d’extérieur. Le jeu des volées d’escaliers et des coursives, qui s’apparentent à des balcons filants, concourent aussi à ce sentiment de n’être pas encore tout à fait à l’intérieur. Dans les appartements, cette sensation se confirme encore puisque les typologies sont pensées de manière à ce que les habitants vivent dans le paysage environnant. Toutes les chambres ont un accès extérieur, avec de grandes fenêtres toute hauteur en bois. En prolongement des pièces à vivre, les vastes terrasses insèrent littéralement le dehors dans le dedans, profitant à la fois des angles rentrants des loggias et de la saillance des dalles. Le fait d’avoir décalé celles-ci d’un étage à l’autre permet d’amplifier la vue et jusqu’à bénéficier d’un morceau de ciel. Privilège d’ordinaire réservé aux étages élevés, voire aux attiques.

Les cinq facettes de l’enveloppe – on hésite à parler de façades dans ce projet – génèrent ce type de terrasse trapézoïdale pour chacun des cinq appartements par étage, puisque ceux-ci occupent tous un angle du pentagone. «Une très bonne performance, souligne Rolf Seiler, qui relève que les trois tourettes ne sont pas tout à fait identiques : si le nombre de niveaux et les cages d’escaliers varient, leurs matériaux et d’équipements sont égaux indépendamment du régime de loyer. «Il n’y a pas de propriété par étage, mais des appartements réservés aux propriétaires, qui jouissent d’un accès aux toitures, en partie végétalisées de manière extensive et équipées de panneaux solaires.» Côté cour, les rez-de-chaussée sont occupés par des halls d’entrée, les buanderies, les locaux vélos, ainsi qu’un local commun alors qu’à l’arrière, en lien avec le jardin, on trouve une galerie d’art, une crèche communale ainsi que des logements. La surélévation à un mètre du sol des logements du rez-de-chaussée définit leur relation avec l'extérieur. «Entre les façades et les chemins, des plantations filtrent les regards et imposent une mise à distance entre espace semi-public et privé», explique-t-on chez Studio Vulkan.

Dans la promesse initiale de réinterprétation de la cité-jardin en version suspendue, il resterait à faire pousser une opulente végétation dans les étages des tourettes. Au risque de masquer le feuilletage caractéristique formé par la superposition des dalles en béton beige clair, rendues très lisibles par le contraste avec la structure en bois de l’enveloppe, traitée en tôle ondulée couleur marron. «Les habitants prennent petit à petit en main leurs terrasses, chacun à leur façon, commente Rolf Seiler. C’est une forme de perversion heureuse qui nous réjouit. »

1Jan Hentsch et Jacques Zbinden, 1961-1968

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