Hôtel cantonal de Fribourg

Une rénovation complète de Aeby Aumann Emery

Difficile d’affirmer si c’est la rénovation complète de l’édifice qui a permis d’en publier la monographie exhaustive, ou si au contraire c’est l’étude archéologique et historique extrêmement fouillée de ce vénérable monument qui en a permis l’admirable rénovation architecturale.

En effet, le livre1 n’aurait pas vu le jour sans le suivi systématique de toutes les étapes du chantier par une équipe de recherche interdisciplinaire à l’affût des moindres témoignages de l’évolution matérielle de l’édifice. Mais, d’autre part, la succession des usages au fil des cinq siècles écoulés, et plus particulièrement la saturation des espaces intervenue avec l’installation de l’administration judiciaire dans les années 1930, avaient à tel point brouillé la cohérence et la lisibilité de l’édifice, qu’il a fallu une longue et solide analyse préparatoire avant de pouvoir passer à la partie architecturale proprement dite.

La campagne de travaux qui vient de s’achever comportait deux objectifs principaux : du point de vue programmatique, il s’agissait de réorganiser l’édifice autour de la seule activité parlementaire après que les autres fonctions institutionnelles ou administratives avaient été progressivement relogées ailleurs (déménagement du Tribunal cantonal en 2013); du point de vue typologique et spatial, on a voulu récupérer l’ancienne halle aux grains du rez-de-chaussée, fortement altérée au fil du temps pour les besoins de l’arsenal, des archives cantonales, du tribunal, de la gendarmerie, de l’administration militaire) pour en faire une interface polyvalente accessible de plain-pied depuis la place publique de l’Hôtel de Ville.

Rappelons que l’Hôtel de Ville de Fribourg n’a pris en français le nom d’ «Hôtel cantonal» qu’à partir de la séparation de la Ville et de l’État cantonal en 1803. L’édifice actuel est le résultat de la relocalisation, au début du XVIème siècle, de la «maison de justice» (mentionnée pour la première fois en 1304) initialement implantée entre le chœur de l’église paroissiale Saint-Nicolas et la place du marché du bourg primitif. Ce voisinage est révélateur de synergies fonctionnelles essentielles qu’on retrouvera, avec quelques modifications, dans la nouvelle construction : la proximité de l’église, outre la légitimation religieuse de l’autorité politique, permettait de réunir l’assemblée des bourgeois pour l’élection de leurs représentants, le voisinage avec la place du marché était nécessaire pour la régulation du commerce (poids public, tribunal, etc.). Lorsque le projet d’un nouvel hôtel de ville fut envisagé, vers 1500, une synergie fut recherchée cette fois-ci avec le marché au blé et sa nouvelle halle en cours de construction sur la friche du château des Ducs de Zähringen qui avait fortifié l’angle ouest du premier rempart médiéval entre le XIIème et le XVème siècle, avant que la croissance urbaine ne le rende obsolète. Aucune persistance matérielle ne lie cet ouvrage seigneurial à l’actuel Hôtel cantonal, si ce n’est la localisation. Le nouvel hôtel de ville fut donc construit littéralement «sur» la réserve de blé de la Cité-État, c’est-à-dire sur le trésor de la collectivité. L’aménagement au piano nobile du nouveau bâtiment de deux salles d’apparat pour les assemblées du Grand et du Petit conseil rendait caduque le voisinage avec St-Nicolas, mais pas la relation symbolique. La similitude stylistique des deux clochers, qu’on embrasse d’un même coup d’œil en arrivant de l’ouest affirme la persistance du lien entre le sacré et le profane. (Les spécialistes d’histoire de la construction apprécieront de savoir que la découverte en cours de travaux d’une ceinture en fer forgé noyée dans la maçonnerie à la naissance de la voûte plate réticulée de la tour de l’horloge a permis d’identifier ici le procédé constructif de la «maçonnerie de molasse armée»!)

L’analyse en coupe du bâtiment révèle l’importance du comble construit en charpente de bois et des niveaux de soubassement étagés dans la pente sur de lourds murs de molasse. À l’origine seul le bel étage était chauffé, soit un niveau sur les six que totalise l’édifice. Cette proportion n’est pas sans analogie avec les typologies rurales où les espaces domestiques tempérés ne représentent qu’une infime portion du volume abrité. Mais chauffer deux grandes salles d’assemblée au moyen de deux paires de poêles à bois pesant plusieurs tonnes chacun n’était pas une mince affaire: ceux situés à la périphérie du plan pouvaient être étayés sur des piles en maçonnerie relativement peu encombrantes dans la halle au blé inférieure, mais on n’a pas voulu subir cet inconvénient avec les poêles des travées plus centrales. Ceux-ci ont été posés à même le plancher et, quoique de chêne, la poutraison n’a pas manqué de fléchir au fil des siècles. Un important dispositif de renforcement structurel en métal a été requis qui, impossible à dissimuler, matérialise visuellement dans la halle du rez-de-chaussée, outre le poids de la construction, celui des siècles accumulés.

Un problème analogue a dû être affronté pour contrer le fléchissement et la fissuration du plafond de la salle du Grand conseil, magnifiquement décoré d’une «Apothéose de la République de Fribourg» en 1776. Peu avant la réalisation de ce décors, une paire de fermes triangulées à arcs de compression avait déjà été installée au niveau supérieur pour permettre de libérer l’espace de la salle de tout appui intermédiaire. C’était cependant sans compter avec l’augmentation de charge de ce plancher suspendu aux époques ultérieures. Là aussi, les ingénieurs ont dû redoubler d’astuce pour renforcer cette structure et dériver les charges des niveaux de comble sur les murs de refend transversaux du bel-étage, l’un d’eux étant même construit en pan-de-bois. La solution a été trouvée en doublant la paire de fermes triangulées en bois du 2ème étage par une seconde paire de poutres métalliques en treillis au 3ème étage (réservé aux installations techniques et à l’archivage). Les architectes ont choisi de traiter en verre l’ensemble des partitions spatiales du 2ème étage pour ne pas entraver la vue sur ce spectaculaire travail des structures, qui opère discrètement à l’envers du décors.

La différenciation de la structure en éléments suspendus et soutenus se prolonge dans la hiérarchie fonctionnelle entre espaces d’apparat servis et espaces secondaires servants, ces derniers n’étant à l’origine pas chauffés. Aujourd’hui, la toiture a été isolée et l’ensemble du volume de l’Hôtel cantonal, y compris la halle au blé reconquise au rez-de-chaussée, sont évidemment chauffés. Néanmoins, les éléments du programme logés dans les étages supérieurs et le comble (essentiellement le secrétariat du parlement cantonal) restent subordonnés au bel-étage qui continue de concentrer les fonctions les plus représentatives. Il faut dire que la distribution verticale de l’édifice a toujours été extrêmement malaisée : à part le perron, qui met en communication (pour l’accès et les proclamations solennelles) le bel étage et la place, la desserte des niveaux supérieurs et inférieurs s’est longtemps faite par des voies en quelque sorte détournées (en passant par l’immeuble dit de la Conciergerie, attenant à l’est, puis tardivement au XIXème siècle par la tour de l’horloge, à l’ouest, qui ne possédait initialement aucun escalier en colimaçon). Restait à résoudre le problème des espaces de service de la halle au blé, promue désormais au statut d’un espace majeur. Le parti adopté a consisté à excaver en sous-œuvre la moitié nord de la halle, ce qui a permis, en passant, de reconnaître archéologiquement le substrat médiéval de la construction.

La partie éclairée en façade de ce premier sous-sol qui servait initialement au stockage du grain a été réaffectée en une enfilade de salles de commissions. Un beau plancher de bois agrémente désormais ces espaces, façonné avec d’anciennes planches récupérées dans le comble. D’autres salles de conférence ont été aménagées dans le corps de garde construit au XVIIIème siècle en retour d’équerre sur le bord ouest de la place.

Parmi les heureuses surprises survenues en cours de chantier, il convient de mentionner la découverte, dans la salle du Petit Conseil, de la splendide peinture murale d’époque Renaissance sur le thème de «Suzanne et les vieillards» de l’atelier de Anton Henckel, un peintre probablement originaire de la région schaffhousoise. Cette peinture dont l’iconographie mettait en garde contre la calomnie et les erreurs de jugement qu’elle peut causer avait été recouverte par un lambris lors de travaux de réfection vers la fin du XVIIIème siècle. Devant l’impossibilité de favoriser la présentation exclusive de l’un de ces décors successifs, le parti a été adopté de monter le lambris plus tardif sur un châssis mobile qui permette de l’abaisser ou de le hisser à la demande. La belle couleur vert-foncé issue de pigments de cuivre qui domine la composition au trait de la Renaissance a inspiré aux graphistes chargés de la réalisation de l’ouvrage du jubilé un magnifique motif de reliure. Nul doute que ce précieux habillage séduira toutes celles et ceux qui attendaient impatiemment l’encyclopédie qui leur résumerait en 62 rubriques thématiques concises un demi millénaire d’histoire des institutions urbaines au nord des Alpes.

Sylvain Malfroy (1955) est historien de l'art, de l'architecture et de l'urbanisme. Après avoir enseigné les sciences humaines pendant 40 ans dans les hautes écoles et les écoles spécialisées suisses (notamment à l'Ecole d'ingénieurs et d'architectes de Fribourg), il a pris sa retraite fin juillet 2021. Ses recherches se concentrent sur l'approfondissement de l'approche italienne de la morphologie urbaine.

1 Lauper, Aloys et Python, Fabien (éd.). L’Hôtel cantonal de Fribourg : 1522–2022. Fribourg: Service des biens culturels de l’État de Fribourg, 2022.

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