En Suisse, le débat actuel sur la construction de tours et de leur insertion dans le territoire semble, de manière récurrente, s’orienter autour de la question de leur présence visuelle dans le paysage. C’est notamment le cas avec le « plan directeur pour les tours de la ville de Zurich »1, qui est devenu l’une des références majeures en Suisse alémanique. Ainsi, il se fixe pour but une amélioration de la qualité (Qualitätsteigerung), qu’il formule comme suit :
« Nicht an jedem Ort sind Hochhäuser am rechten Platz: Nur präzis gesetzte und sorgfältig gestaltete Bauten werden zu wichtigen Merkpunkten in der Stadt. Dann tragen sie zu einem beeindruckenden und unverwechselbaren Stadtbild bei ».
Le caractère déclaratif de cette définition signale la prégnance de la perception visuelle aux dépens de tous les autres modes de perception touchant à l’architecture des villes, comme critère dominant d’une logique d’organisation des territoires. Implicitement, elle fixe le point de vue de l’observateur, nécessairement éloigné, qui considère la tour dans une vue d’ensemble (Stadtbild).
On pourrait y voir l’effet inconscient d’une tradition historique toute helvétique, celle de la représentation des villes et des territoires. Sans en avoir été le précurseur, le graveur bâlois Matthaeus Merian l’aîné, avec sa Topographia Germaniae, en a été la figure la plus marquante. Poursuivie et étendue par son fils, Matthaeus Merian le jeune, elle s’est muée en entreprise commerciale préfigurant peut-être ce qui allait devenir le marketing urbain, auquel toute grande ville semble aujourd’hui devoir se vouer.
Le détour de cette référence pourrait paraître saugrenu, dans le cadre du débat qui nous occupe. Pourtant, il permet, d’une part, de poser la question de la représentation à partir d’un point de vue éloigné, et, d’autre part, de la mettre en relation avec les processus ayant façonné la morphologie, la forme, et donc l’image de la ville européenne aux XVIe et XVIIe siècles.
Les Merian choisissent en effet comme point de vue, la plupart du temps, une éminence topographique qui permet de cadrer l’ensemble de la ville et de ses alentours immédiats. Le point de vue d’un assaillant éventuel, en somme. Ce choix est rendu possible par un impératif militaire réel, celui de la création d’une zone dépourvue d’arbres et de constructions autour des remparts, ceci afin d’éviter à l’ennemi de pouvoir y dissimuler des troupes. La taille de cette zone vide, qui détermine ainsi le cadre de l’image de la ville, est dictée par la portée de l’artillerie, défensive comme offensive (image Merian Genève 1642).
Et donc, l’image de la ville européenne fortifiée, qui à cette époque est relativement homogène sur tout le continent pour plusieurs de ses caractéristiques, n’est pas décidée par un ou plusieurs concepteurs, aux compétences esthétiques reconnues, mais bien davantage par les nécessités existentielles de la défense et du siège. La beauté, indiscutable, du modèle de la ville européenne des XVIe et XVIIe siècles n’a donc pas d’auteur, ne répond pas à une intention pittoresque, mais est le fruit de la stratégie de défense permettant d’assurer sa survie, face à des menaces externes2.
A partir de cette première remarque, on peut établir une hypothèse : la « Stadtbild » n’a pas d’auteur, mais est le résultat d’un ou de plusieurs phénomènes générateurs. On peut tenter de vérifier cette hypothèse avec le cas de Chicago, ce qui nous permet de revenir sur le sujet de la discussion à propos des tours.
Chicago aujourd’hui présente indiscutablement une « Stadtbild » très claire, formée par la forêt de tours autour du «Loop», qui est d’autant plus marquante qu’elle se situe entre deux grands plans horizontaux, celui du lac Michigan et de la grande plaine (image Chicago areal view©Wikicommons). Cette « Stadtbild» pourtant n’a pas d’auteur, quand bien même Daniel H. Burnham, qui avait été en charge de l’aménagement de l’exposition colombienne de 1893, profite de l’élan qui en résulte pour présenter, en février 1897, un grand projet «qui fera de Chicago une ville dont la beauté rivalisera avec Paris ». Avec la collaboration d’Edward Bennett, il réalise un document comportant 142 planches illustrées, parmi lesquelles 61 dessins en couleurs dont la réalisation avait été confiée à deux des meilleurs spécialistes de l’époque, Fernand Janin et Jules Guérin. Ceux-ci ont recours à des vues perspectives aériennes, ainsi qu’à de nombreuses illustrations de références des villes européennes (image plan et perspective à vol d’oiseau Plan Burnham).
Mais ce plan ambitieux, basé sur la représentation visuelle, ne sera jamais réalisé. C’est bien plutôt le développement du réseau des transports publics, dont le fameux «Elevated» qui forme le «Loop» au point de convergence des lignes, qui détermine le secteur des tours. D’autres phénomènes auront un effet générateur, dont bien sûr le grand incendie de 1871, mais aussi l’activisme commercial des représentants de l’industrie métallurgique de l’Est facilitera la révolution constructive impulsée par William Le Baron Jenney et Louis Sullivan3.
On le voit, la question de la «Stadtbild» comme ligne directrice pour la construction de tours mérite d’être questionnée, pour rendre une place première aux effets des phénomènes générateurs. Quels pourraient être les phénomènes générateurs à prendre en compte, pour le territoire suisse ? Indiscutablement, le réseau des transports publics figure en première ligne, ne serait-ce que pour éviter la congestion du trafic individuel motorisé qui résulterait de la nécessité d’acheminer les usagers des tours, concentrés sur une surface réduite. On pourrait ainsi considérer que les groupes de tours matérialiseraient les nœuds de ces réseaux, et l’intensité des mouvements des voyageurs. Suivant une métaphore végétale, les bouquets de tours seraient reliés par un rhizome de racines courant horizontalement à travers le territoire. Visuellement, les tours signaleraient l’emplacement des gares et des interfaces.
Un autre effet générateur à prendre en considération serait ensuite celui du contrôle des ombres portées des tours, en privilégiant leur implantation sur des emplacements bordant des espaces non bâtis (rivières, bandes ferroviaires, autoroutes, arènes sportives, etc..). C’est par exemple le cas à Rotterdam. Là encore, la présence de tours signaleraient un fait territorial non perceptible depuis un point de vue éloigné.
On peut y ajouter une autre caractéristique toute helvétique, celui de la démocratie directe. L’acceptation par la population, via les possibilités d’expression politique dont elle bénéficie, influence la possibilité d’implantation ou non des tours. Lors des quatre referendums ayant eu lieu récemment dans l’agglomération lausannoise, les considérations esthétiques n’ont constitué qu’une part de la décision collective, mis en balance avec le besoin d’un développement économique, la nécessité de construire des logements ou les rapports de forces politiques.
Selon cette approche, les tours seraient des révélateurs des phénomènes mouvants du territoire, économiques, sociaux et politiques, et non des éléments de composition d’un paysage figé qui résulteraient d’une volonté esthétique, ou pittoresque. La « Stadtbild » serait ainsi une résultante, et non un dessein préalable. Comme elle l’était au cours des siècles passés.
La suggestion de Daniel Kurz et Caspar Schärer, selon laquelle les tours représenteraient un histogramme de la valeur économique du sol paraît être une intuition féconde, mais elle est incomplète. Si l’on considère que cette valeur n’est elle-même rien d’autre que la résultante possible des autres phénomènes décrits plus hauts: accessibilité, acceptabilité, faisabilité, faibles nuisances dues à l’ombre portée, etc..4.
La question de l’architecture des tours est trop vaste pour être analysée ici de manière détaillée. On se bornera à l’aborder sous l’angle de la multiplicité des points de vue. Si la tour est un solitaire, elle privilégiera là encore le seul point de vue éloigné, en adoptant un plan polygonal, ou une élévation à facettes découpées (Swiss prime tower, Gigon & Guyer, Zurich, 2011), afin de pouvoir offrir des vues différenciées sous plusieurs angles. Jacques Lucan a bien mis en évidence la faveur de ce type de plan dans l’architecture contemporaine5.
Dès lors que l’on a affaire à un groupement de tours (en bande, en grappes, en forêt, etc…), d’autres points de vues entrent en ligne de compte. Celui rapproché du piéton, qui implique la qualité du traitement du rapport au sol et de l’accessibilité publique des tours. Celui de l’usager, avec les angles de vue, le rapport avec l’environnement extérieur (balcons, loggias, jardins d’hiver), les situations de proximités avec d’autres tours voisines. L’Aqua Tower, de Jeanne Gang (Chicago 2007), la tour Opale de Lacaton-Vassal (Chêne-Bourg, en projet), « De Rotterdam », d’OMA (Rotterdam, 2013) constituent quelques exemples de la prise en compte de cette diversité des points de vues comme éléments générateurs de la forme architecturale des tours.
L’acceptation par le peuple de la modification de la loi sur l’aménagement du territoire oblige désormais à densifier, à construire la ville sur la ville. Les tours peuvent être une des solutions, qui a pour corollaire la différenciation des densités afin qu’elle offre une diversité d’ambiances urbaines. Il en résultera une « Stadtbild » à l’échelle de l’ensemble du territoire, que l’on ne peut encore imaginer ou réguler par anticipation, mais qui pourrait être testée au moyen de cette représentation par histogrammes suggérée par Kurz et Schärer, dont les données génératrices resteraient encore à affiner et à compléter.
A contrario, un plan directeur pour les tours qui privilégie la «composition d’ensemble» selon des critères esthétiques apparaît comme une résurgence anachronique de la ville baroque, pour laquelle, selon Steen Eiler Rasmussen «Un seul trait de plume du roi suffisait à faire sortir de terre, du jour au lendemain, de nouvelles villes ou de nouvelles enclaves à l’intérieur de villes anciennes (..). A l’opposé de la cité médiévale qui s’était développée naturellement, en fonction des besoins de sa propre vie économique, l’Etat pouvait maintenant décider quel commerce devait exister et à quel endroit il devait être placé6».
1« Hochäuser in Zurich – Richtlinien », Zurich 2012
2Voir « La ville et la guerre », sous la direction d’Antoine Picon, Editions de l’imprimeur, Besançon 1996
3Voir « Bien sûr, Chicago », Francesco Della Casa, Editions Furor, Genève 2016
4A Genève, les projets de tours actuellement à l’étude répondent à ces critères : les tours du quartier Etoile et la tour Opale sont voisines d’une station du Léman Express, la tour des Vernets est prévue sur la rive sud de l’Arve, face à l’esplanade de l’Université.
5Voir Précisions sur un état présent de l’architecture , Jacques Lucan, Editions PPUR, Lausanne 2016
6Voir « Villes et architecture », Steen Eiler Rasmussen, Copenhague 1949