Une belle démonstration d’architecture urbaine

Concours pour le Nouvel Hôtel judiciaire neuchâtelois à La Chaux-de-Fonds

Sylvain Malfroy

Quelles conditions doivent être remplies pour qu’un édifice fonctionne véritablement comme une « partie de ville », au-delà de la satisfaction des besoins immédiats pour lesquels on le construit ? Le récent concours pour le nouveau siège des autorités judiciaires du Canton de Neuchâtel (NHOJ), pièce maîtresse du réaménagement du secteur de la gare à La Chaux-de-Fonds, offre l’opportunité de s’interroger sur les dispositifs susceptibles d’assurer la cohésion des parties et la continuité des intentions initiales dans un projet urbain de grande ampleur et de longue haleine.

Refonte et concentration de six tribunaux régionaux en un unique tribunal d’instance

Les données programmatiques inédites du NHOJ découlent de la réorganisation interne de l’institution entrée en vigueur en 2010 , mais aussi du projet politique initié en 2002 de mise en réseau des infrastructures de service public d’importance cantonale. Ce projet à long terme de Réseau Urbain Neuchâtelois (RUN) répond aux mesures incitatives de la Confédération en faveur des agglomérations . Des mesures de rationalisation importantes ont déjà été obtenues dans les domaines de la formation supérieure, de la police, des transports publics, de la gestion administrative du territoire (fusions intercommunales). Ainsi, concernant la justice, les six tribunaux de district précédents ont été convertis en un unique Tribunal d’instance, les juges d’instruction et les procureurs sont désormais réunis dans un Ministère public coordonné par un procureur général. La partie administrative est également fusionnée sous la direction d’un Secrétaire général. Au moment de déménager cet organisme unifié en un site et des locaux capables de déployer tout le potentiel d’efficacité latent dans la révision, une étude de la surface utile nécessaire et de localisation a été confiée à un expert indépendant, la succursale genevoise de Wüest & Partner . Vu la rivalité chronique, au sein du canton, entre littoral et montagnes, qui conduisent systématiquement à splitter les dépenses d’infrastructure et à les renchérir du même coup, la vérification des économies d’échelle garanties par le choix d’un site unique était capitale. Le rapport d’expertise a motivé la recommandation de La Chaux-de-Fonds par la présence dans cette ville de la prison préventive, par la disponibilité garantie de terrains d’une taille adéquate à un coût raisonnable à proximité immédiate de la gare et par l’effet d’entraînement qu’un investissement public à cet endroit était en mesure de dégager pour la ville et sa région.

Urbanisme et mobilité

Les efforts entrepris par les collectivités publiques pour réduire leurs dépenses en concentrant leurs services sur un petit nombre de pôles spécialisés bien desservis par les réseaux de mobilité convergent avec ceux déployés par les CFF pour drainer de nouvelles recettes, tant par l’augmentation du nombre de voyageurs que par la valorisation de leurs réserves foncières. Les transformations en cours dans le secteur de la gare, à La Chaux-de-Fonds sont du même type que celles déjà réalisées ces quinze dernières années à Neuchâtel (Office fédéral de la statistique, campus des Hautes écoles spécialisées) ou que celles envisagées à Lausanne (futur pôle muséal) ou à Fribourg (future tour de l’Esplanade, immeuble mixte d’affaires, de commerce et de logement), pour ne rien dire des opérations semblables en Suisse alémanique . Il s’agit dans chaque cas de faire émerger sur des parcelles de plusieurs hectares, directement adjacentes à la gare, de véritables « condensateurs d’urbanité » pour des populations en déplacement quotidien. Les constructions sont denses, à usages mixtes suivant des typologies innovantes, et bien irriguées par des espaces publics confortables, taillés à la mesure des flux pendulaires qui s’y déversent à heures fixes. Il ne manquait à La Chaux-de-Fonds que l’institution de prestige capable d’amorcer la fréquentation attendue et conférer au quartier son « adresse ». Ce contexte urbain dynamique, préparé de longue date, a pesé de tout son poids dans le choix de localisation du NHOJ.

Upgrading du quartier de la Gare de La Chaux-de-Fonds

Historiquement, c’est-à-dire avant la fusion des communes de La Chaux-de-Fonds et des Eplatures, intervenue en 1900, la gare de la métropole horlogère était adossée au bord ouest du territoire communal. A ce titre, elle faisait exception dans l’organisation en damier du plan urbain et était environnée d’espaces ouverts relativement amorphes et polyvalents (parc arborisé, champ de foires, gare aux marchandises avec ses surfaces d’entreposage et de livraison, etc.). Plus tard, un tissu de constructions industrielles très hétérogènes (entrepôts, silos, moulins, ateliers) a occupé ces surfaces tout en en maintenant le caractère typiquement périphérique. La pression au redéveloppement de cet agrégat de parcelles extensives est venue de la périphérie : en 2005, un centre commercial de 42'500 m2 de surface brute de planchers ouvrait ses portes au lieu-dit Les Entilles, à 700 m. de la place de la Gare en direction du Locle, entre la voie ferrée et l’axe principal de La Chaux-de-Fonds, la fameuse avenue Léopold-Robert . Le verrou constitué par la friche de la gare aux marchandises (5 hectares) acquérait soudainement un degré de centralité supérieur et devenait attractif pour les investisseurs.

Plusieurs concours ont été successivement organisés pour conférer au secteur de la gare les qualités d’un quartier urbain central. En 2006, dans le cadre d’une procédure d’études parallèles, le service immobilier des CFF, en concertation avec l’exécutif communal, a sélectionné la proposition de GEA Vallotton et Chanard, architectes-urbanistes à Lausanne, comme base pour la mise au point du plan spécial du futur Quartier Le Corbusier (QLC), légalisé en 2007 . En 2010, un second concours a été organisé par la Ville pour repenser l’aménagement de la place de la Gare, agrandie vers l’ouest de manière à procurer « pignon sur place » au nouveau quartier LC et démêler les circulations . Le projet de l’équipe Frundgallina, Neuchâtel/Paysagestion, Lausanne, retenu pour l’exécution, préconise de faire ressortir l’unité spatiale de la place et du front construit qui l’entoure (la gare, la poste principale, l’ancienne Chambre suisse d’horlogerie aujourd’hui Contrôle officiel suisse des chronomètres, le futur Hôtel judiciaire) par un revêtement de sol uniforme, sorte de tapis surmonté dans sa partie centrale de deux grands couverts aériens. En 2012, un concours de projets sur invitations a été organisé par les investisseurs privés chargés de la réalisation du premier îlot standard (îlot B) du QLC avec un programme mixte de logement collectif, d’activités tertiaires, de petits ateliers et de services de proximité. Le projet de Serge Grard, à Fenin/Neuchâtel, a été retenu pour l’exécution.

L’ouverture le 16 mai 2012 du concours pour le NHOJ (îlot A du QLC) est donc intervenue dans un contexte où toute une série d’intentions urbanistiques étaient déjà arrêtées. Tout se passe comme s’il ne s’agissait plus que de remplir un gabarit extrêmement contraignant selon un cahier des charges qui n’impliquait plus que des réponses strictement architecturales. Le jury, présidé par Philippe Meier, Genève, a désigné 6 lauréats parmi 56 projets consignés .

Impact de la typologie de l’édifice sur la forme urbaine

La spécificité du palais de justice, en tant que type architectural, découle de la nécessité fonctionnelle d’articuler des espaces librement accessibles au public, symboliques de la transparence des procédures, et des espaces de haute sécurité. La gamme des variations dépend ensuite du choix de juxtaposer ces deux composantes horizontalement ou verticalement, et d’adopter une organisation spatiale plutôt introvertie ou extrovertie, avec la partie publique au centre de l’édifice ou plutôt en façade. Le projet de Fres Architectes, Chêne-Bourg GE, classé au 4ème rang, illustre assez radicalement la combinaison d’une juxtaposition horizontale des parties privée/publique et d’une extroversion de cette dernière vers la place de la Gare. Le jury a cependant critiqué cette approche par trop littérale de la transparence de la justice, exposée au risque de se dégrader en « spectacle », en rappelant qu’une part de confidentialité et de discrétion reste de mise. Les projets de LVPH Architectes, Fribourg, et de Jean-Baptiste Ferrari et Associés, Lausanne, classés respectivement aux 5ème et 6ème rangs, convergent quant à eux, et malgré des expressions très différentes sur le principe d’une introversion de l’espace public, traité en atrium, et une juxtaposition horizontale des parties privées/publiques. Dans ce cas, également, le jury a insisté sur la nécessité de respecter le besoin de confidentialité entre les instances du Tribunal et du Ministère public. Par ailleurs, il a souligné la difficulté, avec un tel parti, d’obtenir des façades expressives du caractère de l’institution.

Les solutions qui ont été rangées en tête du classement sont celles qui appliquent le moins schématiquement possible ces principes combinatoires. Le projet de Herzog Architekten, Zurich, 3ème rang, superpose en coupe le type à atrium pour les parties privées et le type extroverti pour les parties publiques, ce qui lui permet d’éclairer les salles d’audience zénithalement et de disposer la salle des pas-perdus en galerie autour du hall d’accès de double hauteur. Cette manière de graduer l’espace public par strates successives en profondeur depuis la place a séduit le jury qui a néanmoins déploré un manque d’attractivité du rez-de-chaussée. Il faut préciser que le programme demandait aux concurrents de prévoir une certaine quantité (non spécifiée) de surfaces de réserve pour absorber la croissance future de l’institution. Cette marge de manœuvre permettait d’introduire des affectations transitoires de type commercial ou tertiaire, susceptibles de favoriser l’insertion de l’édifice dans le contexte urbain. Le projet de Kistler Vogt Architekten, à Bienne, 2ème rang, se distingue par une volumétrie très travaillée visant le double objectif de traduire visuellement les grandes partitions du programme et d’engager un dialogue attentif avec les différents éléments du contexte urbain. Cette manière d’articuler des corps de bâtiment optimisés par rapport à leur contenu spécifique (des ailes basses pour les salles d’audience, des volumes verticaux de différentes épaisseurs pour les parties privées) permet d’obtenir une grande variété de configurations spatiales et distributives ainsi que d’éclairage naturel. Elle présente néanmoins le revers d’imposer une trop grande rigidité dans la détermination des usages et de compliquer les circulations. Ce projet très différencié, dont le jury a salué la grande sensibilité, a été pénalisé en dernier ressort par la sous-exploitation du gabarit constructible et l’impasse faite sur les réserves d’extension.

Le projet lauréat de Isler Gysel Architekten, Zurich, a su très habilement concilier l’attention au contexte et les exigences du programme dans une proposition à la fois différenciée volumétriquement et souple d’utilisation. La devise du concours « Piano nobile » désigne effectivement l’élément majeur du projet : l’ensemble du premier étage est dévolu à la partie publique avec un espace des pas-perdus qui assure, suivant un schéma rayonnant, la desserte de l’ensemble des salles. L’alternance des pleins et des vides conjuguée à la disposition traversante de ce hall principal dans toutes les directions assure des ouvertures variées sur la ville sans exclure les valeurs d’intimité. La liaison avec la partie sécurisée se fait verticalement. Le volume supérieur est articulé vers l’ouest et le nord par des cours ouvertes en façade qui, outre l’apport d’air et de lumière naturelle qu’elles garantissent dans la profondeur du plan et de la coupe, permettent d’accorder la masse construite au grain du tissu urbain environnant. Ce procédé de composition soustractif, qui maintient une bonne connectivité des espaces au centre du bâtiment, permet une plus grande souplesse d’organisation des surfaces que le procédé additif, préconisé par Kistler & Vogt. Enfin, le projet a séduit le jury par l’excellente organisation du rez-de-chaussée, dont les affectations publiques et commerciales tiennent remarquablement compte de l’embranchement de la rue principale du Quartier Le Corbusier sur la place. La noblesse de l’institution s’affiche en façade par celle du matériau – le bronze – plutôt que par des artifices monumentaux.

Qualité des projets, qualité de la sélection

Malgré le regroupement des anciens tribunaux de district en un unique pôle spécialisé à l’échelle du territoire cantonal, le nouvel édifice projeté en bordure de la place de la Gare à La Chaux-de-Fonds continue d’évoquer l’idée d’une justice de proximité. Cette impression résulte à la fois du caractère très direct de l’implantation de plain-pied sur la place, à quelques pas des transports publics et du centre-ville, et de l’analogie dimensionnelle entre le NHOJ et les massifs typiques du tissu urbain chaux-de-fonnier. Il faut savoir gré aux concurrents d’avoir su composer aussi bien avec la ville existante qu’avec la ville en projet(s), remercier le maître de l’ouvrage d’avoir conçu un programme comportant des affectations transitoires favorables à l’enracinement urbain du NHOJ et féliciter le jury d’avoir sélectionné dans un éventail de projets à première vue très similaires, la proposition qui, lorsqu’on l’analyse en détail, impose ses mérites avec le maximum d’évidence.

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