En temps de crise

Anne Wermeille Mendonça

La crise économique a eu au Portugal plusieurs conséquences pour les architectes. Les bureaux d'une certaine dimension ont dû réduire leurs effectifs et la plupart ont trouvé vers l'internationalisation une issue possible, avec les anciennes colonies portugaises comme terrain privilégié. La collaboration ponctuelle avec des ateliers de pays plus dynamiques est une autre issue; exemple avec le concours d'aménagement du territoire PAV Etoile, à Genève, gagné par Alain Dupraz en partenariat avec Gonçalo Byrne.

"Eduardo Souto Moura conseille à la jeune génération d'émigrer" (1)

La situation est difficile pour les jeunes architectes. La multiplication des écoles d'architecture publiques et privées durant les vingt dernières années, avec à la clef une augmentation de près du double du nombre de diplômés entre 2007 et 2011(2), accentue la précarisation. Le chômage touche principalement les jeunes, le nombre d'architectes expatriés triplant en quatre ans.

Travailler à l'étranger, gagner expérience et compétence, font déjà partie intégrante de la formation des architectes, grâce notamment aux programmes d'échanges d'étudiants ou de post-formation. Les architectes portugais sont une présence croissante dans les bureaux d'architecture à l'étranger, entre autres en Suisse. La question qui se pose avec la crise est de savoir s'il est possible de revenir, s'il y a un futur au Portugal.

Emigrer ou résister

"Dans le contexte d'adversité actuel, exercer le métier d'architecte est un acte de résistance." (3) Les architectes ont toujours su s'adapter aux conditions socio-politiques. Les situations de rupture, comme la révolution des oeillets en 1974 ou la crise actuelle, forcent à un changement d'attitude. La nouvelle génération, qui a vécu la précarité des stages et des petits mandats, a développé une aptitude à affronter les temps de crise. Selon Tiago Mota Saraiva, d'AtelierMob, "nous sommes spécialement compétents à travailler avec peu".

D'autre part, l’Internet et les réseaux sociaux sont devenus un outil de travail. Tous les sites Internet et blogs de la jeune génération d'architectes portugais sont en anglais, assumant implicitement leur appartenance globale. Travailler avec un pied dans chaque pays, voir continent, ou intervenir à l'autre bout du monde est une réalité à laquelle ils participent activement; exemple avec les ateliers Blaanc et UrbanNouveau.

"Résister pour exister"

Constat oblige, l'architecte est encore perçu au Portugal comme un luxe. Une grande partie de la population ne pense même pas à l'architecte comme un recours possible. Or la compétence de l'architecte l'habilite à intervenir dans un grand nombre de domaines. Et il y a énormément de choses à faire dans le pays. Il faut donc explorer de nouveaux champs d'intervention, tenter de potentialiser les ressources.

AtelierMob, Lisbonne

Le collectif, crée en 2005 par Andreia Salavessa et Tiago Mota Saraiva se définit comme une "plate-forme multidisciplinaire de développement d'idées, d'investigation et de projets d'architecture, design et urbanisme".

Leur activité est d'abord liée aux concours d'architecture, nationaux et internationaux. À partir de 2009, l' investissement public au Portugal a fortement diminué. Avec la même philosophie, ils assument alors un rôle plus participatif. Ils s'investissent dans divers projets, cherchant à canaliser les financements disponibles. Ils préparent eux-mêmes les candidatures, sans coût pour le client à ce stade. Le travail de l'architecte n'est rémunéré qu'après l'approbation des candidatures. Ce processus a permis d'élargir leur rayon d'action et d'atteindre des clients improbables.

AtelierMob – "Travailler avec 99%"

"Même dans des conditions politiques et financières adverses, les gens ont besoin d'une maison, d'un espace de travail, d'espaces pour vivre. Nous cherchons ici à amener notre pratique professionnelle à ceux qui n'ont pas les conditions financières pour payer les services d'architecture."(4)

Les quartiers PRODAC (5), à Lisbonne, datent des années '70. La mairie avait alors cédé des terrains pour l'édification de quelques 600 foyers. Aucun permis de construire n'a cependant été délivré et, officiellement, les habitations ne sont pas légales. AtelierMob a mené le projet de légalisation du PRODAC nord tout d'abord, puis du PRODAC sud, avec la participation active des habitants et de la municipalité.

En parallèle au travail de mise à jour de l'existant, réparation et adaptation aux normes actuelles, l'architecte joue un rôle de médiateur. La finalisation d'un processus d'auto-construction de quarante ans rend enfin effective la propriété des habitations.

Ce projet a été possible grâce, entre autres, au financement par le programme BIP/ZIP.

Le programme BIP/ZIP, mis en place par la municipalité de Lisbonne fin 2010, vise à "dynamiser les interventions locales, renforçant la cohésion socio-territorial"(6). Soixante-sept zones sont désignées comme "Quartiers ou Zones d'Interventions Prioritaires" (BIP/ZIP). Moyennant l'approbation de candidatures, il soutient des projets dans les domaines les plus variés, dans une logique de budget participatif .(7)

"Travailler avec 99%" a gagné le prix "Future Cities, Planning for the 90 per cent" de la 13ème Biennale d'architecture de Venise.

AtelierMob – Cuisine communautaire de "Terras da Costa", Costa da Caparica

Cette intervention a pour cadre un ensemble d'habitations clandestines situées à Almada, au sud de Lisbonne. Elle prévoit l'installation provisoire d'une cuisine communautaire. Cela peut paraître bien peu, mais provoque de grands changements dans la communauté. L'arrivée d'un point d'eau canalisée pour la cuisine permet aussi le fonctionnement de lavoirs et de douches. Point de rassemblement de la communauté, local de réunion de l'Association des Habitants, la nouvelle construction devient le centre des attentions. L'action combinée du projet et de sa divulgation dans la communication sociale permet aux habitants d'atteindre une reconnaissance et, par la-même, une nouvelle position sociale. Un projet d'architecture est ainsi bien plus qu'une simple construction.

Le projet a été développé par le collectif Warehouse et AtelierMob et le financement assuré par le programme de Développement humain de la Fondation Calouste Gulbenkian.

Warehouse est l'un des vainqueurs du concours "Pólo criativo", organisé par la Triennale de Lisbonne.

La Triennale de Lisbonne a démontré, lors des deux dernières éditions, une attention particulière aux situations de crise, avec par exemple le concours "Casas para Luanda" ou le concours pour étudiants "Cova da Moura".

Artéria, Lisbonne – "agulha num palheiro"

Artéria est un atelier multidisciplinaire qui voit le jour en 2011 et intervient notamment dans le domaine de la réhabilitation urbaine.

"Agulha num palheiro", soit littéralement "aiguille dans une botte de foin", est une plate-forme digitale crée par Artéria pour abriter une banque de données d'appartements et maisons vides à Lisbonne. Le projet part d'un constat: "... on estime, fin 2007, qu'environ 4800 édifices seraient à l'abandon." (8) Appuyé par le programme BIP/ZIP dans une première phase, puis par la Triennale de Lisbonne (9) pour l'extension du programme à l'ensemble de la ville, Artéria répertorie les habitations et édifices dévolus, avec la collaboration de la ville et les agences immobilières, et les met en ligne. D'un graphisme appellatif et d'utilisation facile, la plate-forme facilite la rencontre de l'offre et de la demande et dynamise le marché. Le site internet permet également d'obtenir des informations pratiques pertinentes sur le processus de réhabilitation. Ces outils permettent aux potentiels intéressés de pondérer leur choix et de démarrer un projet d'achat et de travaux sur une base réaliste. Artéria réalise, sur demande, des évaluations techniques. Quelques-uns des projets de réhabilitation réalisés par l'atelier sont venus par ce biais.

Le domaine de la réhabilitation est sans aucun doute un énorme potentiel de travail pour les prochaines années.

Ce projet intègre les initiatives de We-Traders (10). Le réseau formé par We-Traders met en relation des initiatives urbaines participatives dans plusieurs endroits en Europe, dont Lisbonne, cherchant à renforcer les synergies européennes.

Homeland, News from Portugal

La crise a aussi frappé la participation portugaise à la dernière Biennale d'architecture de Venise. Il n'y a pas eu de pavillon portugais, faute d'argent. La réponse du commissaire Pedro Campos Costa à cette situation est cependant très intéressante et symptomatique de l'état d'esprit actuel. La représentation portugaise a été assurée par un journal, "Homeland, News from Portugal". Trois éditions ont vu le jour durant la Biennale.

Paradoxalement, le fait de ne pas être physiquement présent à Venise a permis à un plus grand nombre de personnes d'intervenir, avec quatorze ateliers invités, et de nombreuses contributions de la critique architecturale et de la société civile. La souplesse du format a permis d'amener la Biennale au Portugal. Des interventions dans différents endroits du pays ont ouvert le débat à communauté élargie.

LIKEarchitects, Porto

Le jeune atelier LIKEarchitects est un des participants de la Biennale. Leur participation consiste à "habiter" un rez-de-chaussée commercial dévolu, situé au coeur de Porto, pendant toute la durée de l'événement.

Les architectes ont investi l'espace et ont (ré)ouvert les portes. Ils mettent l'architecture en vitrine et promeuvent diverses activités, ouvertes à tous, avec le soutien de la ville. Des débats sont organisés. Ils portent sur des thèmes d'actualité, comme le futur du centre-ville, le problème des espaces inutilisés, ou de la gentrification des centres historiques.

Pour LIKEarchitects, ce projet s'inscrit dans le prolongement de leur pratique. Après avoir gagné le concours pour étudiants de la FAUP (11) pour le bar de la fête académique, ils ont eu l'occasion de produire plusieurs installations temporaires pour "Guimarães, Capital Européenne de la Culture 2012", puis quelques médiatiques interventions avec la lumière à Lisbonne.

Cette forme d'intervention légère et rapide est déjà une marque de fabrique et leur permet de répondre différemment à des commandes "normales". Les installations éphémères leur ouvre également un marché global, avec l'adaptation de plusieurs d'entre elles à l'étranger.

Ces quelques exemples montrent que la nouvelle génération, malmenée par la crise, saura relever les nouveaux défis avec une sensibilité et une acuité renouvelée.

(1) Entrevue avec E. Souto Moura, Jornalismo Porto net, Universidade do Porto, 30-03-2011

(2)  OA - Ordre des Architectes Portugais, Questionnaire/Sondage à la Pratique Professionelle, mars 2013

(3)  Invertir l'idée qu'il n'y a pas de futur, Entretien de Ana Vaz Milheiro et Manuel Graça Moura avec Tiago Mota Saraiva, Journal des Architectes (JA) nº243, oct/nov/dec 2011

(4)  AtelierMob, Aula Aberta, FAUP, 29 de Janeiro 2015

(5) PRODAC – Association de Productivité en Auto-construction – quartier sud (458 foyers) et quartier nord (88 foyers)

(6) Délibérations de la Mairie de Lisbonne, proposition 725, 22-12-2010

(7) Pour sa 4ème édition, le programme BIP/ZIP appuie 39 projets des 146 candidatures reçues, avec un montant total de 1,64 mio d'Euros.

(8) "Stratégie de réhabilitation urbaine de Lisbonne" 2011/2014, Municipalité de Lisbonne

(9) Bourse "Crisis Buster" – Trienal de Lisboa

(10) We-Traders. Swapping Crisis for City. Goethe Institut

(11) FAUP – Faculté d'Architecture de l'Université de Porto

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