Cuvée valaisanne

Une école et le siège d' une entreprise dans la tradition valaisanne du béton

Stephanie Bender, Yves Dreier

« Le paysage – terrain, maisons, hommes – fait naître en moi un état d’esprit que j’aimerais saisir, renforcer ou au contraire corriger par ma construction. » Walter Maria Förderer

Deux bâtiments mettent en lumière la genèse et les particularités du béton valaisan. La rencontre fortuite entre le collège de St-Maurice, conçu par le bureau d’architectes Mann Capua Mann, et le siège de l’entreprise Manenti Farquet à Vollèges, réalisé par le bureau d’architectes BFN, démontre le temps d’un article que l’architecture puise son inspiration du contexte dans lequel elle s’insère.

Le béton comme trait d’union

Avant d’exercer une emprise fascinante sur l’architecture, le béton a permis, dès la deuxième partie du IXXe siècle, des avancées techniques déterminantes dans le cadre de la construction des grandes infrastructures et des ouvrages d’art. Au niveau architectural, son essor coïncide avec l’avènement du courant moderne dans les années 1920. Durant un siècle, l’utilisation du béton a acquis des expressions formelles variées qui ont fait, et font encore, le renom de l’architecture suisse.

Cette fascination pour le béton a permis de développer une tradition et un savoir-faire qui se perpétue jusque dans la production architecturale actuelle. Cette constatation est d’autant plus vraie lorsqu’on s’attarde sur l’architecture valaisanne. Ici plus que nulle part ailleurs, les projets infrastructurels – barrages, fortins militaires, tunnels ponts, endiguements, murs de soutènement, téléphériques, routes et autoroutes – et les réalisations architecturales – églises, écoles, logements, hôtels, usines – témoignent simultanément des aptitudes structurelles et haptiques du béton. Ce propos soutenu par la publication "L’architecture du XXe siècle en Valais 1920-1975" parue en 2014 sous l’égide de l’Etat du Valais trouve une résonnance qui dépasse le lien entre ingénierie et architecture.

Continuité et filiation

Le béton s’impose comme le témoin privilégié de la filiation entre infrastructures et bâtiments. L’expression de cette filiation se révèle dans le savoir-faire acquis par les entreprises de maçonnerie locales et se matérialise dans la relation fusionnelle entre contexte naturel et éléments construits. Quelques exemples choisis illustrent ce propos.

Aux deux extrémités du val d’Hérens les constructions du barrage de la Grande Dixence d’Alfred Stucky et de l’Eglise St-Nicolas d’Hérémence de Walter Maria Förderer expriment chacune à leur manière le potentiel plastique et brutaliste du béton comme un symbole formel puissant entre rapport au contexte et vision sociétale tournée vers l’avenir.

Une forme de continuité culturelle se cristallise autour de l’architecte Mirco Ravanne, vénitien d’origine qui fit ses études à Florence pour ensuite travailler en collaboration avec Jean Prouvé à Paris. Il découvrit le Valais d’Alberto Sartoris et de Heidi et Peter Wenger pour finalement y construire le Couvent des Capucins à Sion à la fin des années 1960. Ce projet d’une maîtrise architecturale extraordinaire décompose la façade entre béton coulé sur place et éléments préfabriqués dans un jeu savant de proportion pour créer autour du cloître un lien indéfectible entre les bâtiments existants et la nouvelle intervention.

La relation étroite entre le savoir-faire des entrepreneurs et des architectes locaux se manifeste dans le béton de la Villa Soleil. Commandée en 1964 par un promoteur sédunois au bureau d’architectes Morisod, Kyburz et Furrer, elle s’affirme par l’horizontalité de ses lignes épurées et donne l’impression de léviter sur les murs en pierres sèches si traditionnels des vignobles environnants.

Des recettes sur mesure

Parallèlement à l’évolution du savoir-faire technique, le béton a évolué dans sa matérialisation et sa connotation. Le travail sur les coffrages, les textures et les pigmentations a ouvert la voie à une multitude de méthodes d’anoblissement de sa couche superficielle sans pour autant altérer ses aptitudes constructives et structurelles. Les recettes de béton se sont diversifiées, permettant une individualisation dans le choix de ses composants constitutifs. Au fil des expériences, les principes d’altération mécaniques, entre autre par sablage, lavage ou bouchardage, se sont multipliés et les types de coffrages se sont diversifiés, ouvrant pour ces derniers la porte aux jeux de calepinage. A ce panel de choix s’ajoute la préfabrication, qui connaît aujourd’hui un regain d’intérêt, permettant de jouer sur la répétitivité des motifs et une très haute qualité des textures.

En plus de ses qualités architecturales, le béton transporte des valeurs environnementales et économiques, symbolisées par l’ancrage local de sa production et de la provenance de ses matières premières. Les nombreuses carrières qui ponctuent la vallée du Rhône attestent du bon sens et de l’intérêt à minimiser les dépenses en énergie grise et participent, par l’extraction d’agrégats spécifiques, à l’intégration architecturale des bâtiments dans leur contexte géologique, paysager et territorial.

L’enjeu de l’auto-construction

Les fortes synergies et affinités constructives entre le bureau d’architecte BFN et son « maître d’ouvrage – maçon » ont produit un ensemble fortement intégré par sa forme et sa matérialité dans son contexte local, s’inspirant ainsi d’une certaine tradition de la construction en Valais.

Assemblant deux parties, le projet joue d’une dualité formelle, tout en assumant une unicité du matériau porteur, le béton. Ainsi, un bâtiment de tête, à l’expression anguleuse et massive, en béton apparent percé de grandes fenêtres ouvertes sur le contexte et le paysage proche et lointain – la vallée, ses montagnes, la rivière, la route – accueille le siège de l’entreprise Manenti Farquet. Dans la continuité de cette tête, un corps allongé presque organique, ondulant de ses piliers de béton en double L aux hauteurs variables, compose le mur d’enceinte d’un « cloître de la construction », Hortus conclusus extraordinaire dévolu aux outils et machines nécessaires à la mise en œuvre du béton, et lieu abritant le savoir-faire du maçon.

Monde autoréférencé, cet ensemble bâti met un point d’honneur à traiter avec le même soin, l’univers tertiaire des cadres et celui manuel du monde des ouvriers et de leurs machines, dans un souci sensible de valorisation de l’entier des composantes de l’entreprise.

Entre archaïsme et architecture savante

Le volume de tête, dont la masse rythmée par de grandes ouvertures est creusée par l’entrée principale, met en évidence la mise en œuvre tectonique du béton brut coulé sur place en double peau. Son expression massive et sa coloration grise reprennent la couleur naturelle des parois rocheuses qui l’entourent en faisant face à ce paysage tout à la fois violent et sublime. C’est là tout l’enjeu et la force du béton : osciller en permanence entre une intégration sensible au contexte par l’analogie de ses textures et couleurs, et une résistance expressive, formelle et matériel à la force des paysages rocheux qui constituent les Monuments naturels du Valais.

A l’intérieur du bâtiment l’expression de monolithe brut en béton apparent se poursuit par une structuration des espaces au travers d’un jeu de blocs programmatiques pleins et d’un vide continuum prolongeant le creux de l’entrée. Contenant les différents bureaux, archives et espaces de services, ces blocs de béton brut structurent un vide « public » en forme de Z pour l’accueil des visiteurs et des clients.

Il est à noter que l’entier des surfaces finies composants ces espaces – murs, sols, plafonds – ont été laissé en béton brut, permettant ainsi au maître d’ouvrage une maîtrise presque totale de la mise en œuvre du bâtiment, ce dernier étant presque fini à la fin du gros-œuvre. Seuls exceptions, les éléments en bois et les surfaces vitrées – fenêtres, portes et parois des salles de conférences – s’expriment en applique, comme les rares éléments de mobilier intégrés, pour jouer en contraste avec la minéralité du béton comme des pièces rajoutées.

Les dépôts et leur enceinte fermée par des portiques de béton en L et une palissade de planches brutes de sapin, sont visibles du siège au travers de grandes ouvertures panoramiques mêlant machines et paysage dans une mise en relation permanente entre la tête et le corps, la direction et la production, métaphore de ce qui constitue le quotidien du maçon.

Oscillant entre savoir-faire archaïque et mise en œuvre savante, le bâtiment rend hommage à la spécificité de son maître d’ouvrage par sa matérialisation et le choix de solutions constructives spécifiques.

Deux ordres constituent la mise en œuvre du béton dans ce projet : Béton « masse » pour le volume du siège, texturée par des planches en bois horizontale (Type 3) composant un calepinage « continu » jouant des angles ouverts de sa forme et omniprésent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, il magnifie l’expression monolithique du bâtiment dans une analogie aux ouvrages « poids », comme le barrage de Mauvoisin, plus haut dans la vallée.

Structures préfabriquées aux géométries précises, les piliers en L de l’enclos à machines jouent d’une analogie filigrane, qui pourrait trouver sa référence dans le viaduc de Sembrancher, plus bas, signé de l’ingénieur Alexandre Sarrasin.

Coexistant dans un seul et unique ensemble bâti, ces deux ordres composent là encore la dualité singulière de cet objet double et unitaire, métaphore du maçon, et de ses savoir-faire assemblant archaïsme de la matière et science des techniques contemporaines de la construction.

Sans emphase formelle excessive et avec une très grande justesse constructive et matérielle, le bureau d’architecte BFN a su mettre en place dans ce projet, juste et singulier, un ensemble programmatique d’une très grande force dans un échange permanent et prospectif avec son maître d’ouvrage, concrétisée dans une réalisation en « auto-construction » dont la mise en œuvre à la fois raisonnée et prospective, fait corps avec ses usagers et son contexte.

L’école et la ville

Le collège de St-Maurice, réalisé par le bureau d’architectes Mann Capua Mann, s’inscrit dans la lignée des bâtiments publics valaisans en béton, et pérennise la tradition des bâtiments scolaires qui jouent sur l’effet de représentativité généré par ses qualités plastiques. A ce titre les écoles primaires de Martigny et de St-Maurice, construites respectivement en 1936 et 1958, ont valeur de précurseurs dans l’attention que leurs architectes, Joseph Pasquier et Daniel Girardet, ont porté à la matérialisation du béton apparent, et en particulier à l’assemblage des éléments structurels et décoratifs.

Sans chercher les effets et les grands gestes, le nouveau collège assied son caractère de bâtiment public par sa silhouette allongée, sa matérialisation minérale travaillée et ses généreux percements en façades. Le nouveau bâtiment s’implante au croisement de deux axes routiers importants et crée une forte continuité avec les volumes scolaires et sportifs existants. La valorisation de la contiguïté entre l’école primaire, la HEP et le complexe sportif témoigne d’une très grande sensibilité formelle et architecturale et se matérialise par une déclinaison de l’emploi du béton, dans un but de différenciation de chaque bâtiment. Par sa volumétrie en L et la porosité de ses affectations disposées de plain-pied, le nouveau collège donne un nouveau visage au campus scolaire et crée une cour centrale en interaction forte avec son contexte. Cet espace de référence participe à la qualification du vide urbain et à la construction d’un morceau de ville.

La richesse des relations entre affectations intérieures et extérieures apporte une grande variété d’utilisation. La mixité programmatique et l’aptitude de chaque lieu à recevoir plusieurs genres de public participe à l’enrichissement du propos architectural en dialogue étroit avec la ville. Ainsi la cour devient place, le préau couvert esplanade des fêtes, l’escalier d’accès gradin de théâtre en plein air et l’aula salle de spectacle. A ce dispositif de synergie et de multifonctionnalité entre vie collégiale et activités extra-scolaires s’ajoute un réfectoire avec buvette et une salle de gymnastique semi-enterrée. Cette ambiguïté assumée entre le volume bâti et les espaces extérieurs qu’il génère bannit l’expression d’une école-objet au profit d’un réseau d’espaces publics de grande valeur.

Double jeu minéral

En façade, le travail sur les pleins et les vides fait entrer dans l’école les dégagements sur le grand paysage. Ici le regard se porte sur le massif des Dents du Midi, là sur la Dent de Morcles, ou encore sur les falaises si caractéristiques du goulet d’étranglement de Saint-Maurice.

Ce lien étroit avec le contexte s’exprime également par le choix d’une matérialisation extérieure minérale composée de parements en béton préfabriqués teintés anthracite, puis lavé pour faire apparaître les agrégats clairs provenant de la carrière de Bex située à proximité. La coloration foncée du béton, la taille des éléments préfabriqués et le calepinage des joints constructifs confèrent au bâtiment une expression abstraite qui est accentuée par un empilement en bandeaux horizontaux qui surmonte un socle assurant les reprises de niveaux et la continuité visuelle de l’ensemble. Les cadres éloxés des fenêtres constituent, par leurs larges meneaux verticaux d’aération, une trame régulière et répétitive qui rythme l’horizontalité du bâtiment.

Par son invitation à la déambulation, le premier étage a valeur de niveau de référence, de piano nobile. Son large corridor central opère le lien entre les différents programmes situés de plain-pied et crée une ruelle dont la matérialisation en béton gris apparent coulé sur place est ponctuée d’éléments rapportés en bois. Cet anoblissement du gros-œuvre, basé sur un calepinage vertical rigoureux de 108 cm et un traitement minutieux des distanceurs de coffrage, met en valeur le principe statique du bâtiment et exprime le positionnement des voiles tridimensionnel précontraints qui assurent des portées sans appui de 22 m sur la zone du préau et de 35 m au dessus de la salle de gym. Les circulations verticales s’affirment par leurs formes sculpturales inédites et participent aux reprises des sollicitations latérales très contraignantes dans le contexte sismique valaisan.

Les grandes ouvertures offrent un généreux apport de lumière naturelle et donnent à voir le panorama dans un jeu de cadrages équilibrés qui mettent en scène les découpes de la volumétrie du collège et produisent des vues croisées entre les classes et les espaces de distribution. Ce double jeu visuel met en relation les éléments en béton préfabriqués des façades et le béton coulé sur place des circulations intérieures. En créant une vibration forte entre intérieur et extérieur, le collège est pensé comme une petite ville et se veut le symbole d’une architecture qui proscrit les grands gestes au profit d’une sensibilité tactile et visuelle de la matière.

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