Dans la gaine technique

Digression dans une géographie personnelles du Valais

Gabriel Bender

Le haut s’effondre

La géographie du Valais semble une évidence bienveillante. Le Grand Architecte a dessiné ici une vallée alpine sans faire preuve d’une originalité subversive. Le Valais, c’est un bassin versant. Vu du ciel, on dirait le squelette d’un poisson, le Rhône en colonne vertébrale, les torrents comme des arrêtes. A chaque jonction de vallée, un bourg. Comment ne pas lire la ville comme l’articulation d’une partie sur un tout qui transmet l’effort et organise le mouvement? Ici le coude du Rhône, là le genou ou la cheville.

Cette vallée glaciaire orientée vers l’ouest est traversée par deux tracés volontaires. Deux trouées Nord-Sud qui se moquent du fleuve et des frontières. La ligne Berne/Milan vers la Lombardie, l’axe – Lausanne/Turin par le Grand Saint-Bernard. Les deux chemins mènent à Rome. D’un coté, le haut-valaisan, de l’autre le français. Cette curiosité rappelle qu’il n’y a pas de territoires donnés, ils ont tous été façonnés par la main de l’homme, défigurés ou transfigurés par l’histoire. Depuis un siècle, le français remonte le fleuve en direction de la source comme les poissons, repoussant l’allemand qui fut durant un demi-millénaire le maître à Sion, vers le glacier du Rhône, la source des Walser. La frontière linguistique a débordé la Raspille, minuscule ruisseau qui assignait le champ lexical. Le vignoble de Salquenen /Salgesh est le dernier espace bilingue du canton. Pendant les vendanges on y parle le portugais et l’albanais.

L’unité géographique du canton est, comme toutes les évidences, un trompe-l’œil et cache bien des clivages si on accepte de lire le pays au-delà des clichés. Entre Saint-Maurice et le Léman, le Rhône fait frontière. Le district d’Aigle et de Monthey sont chacun l’extrémité de son canton. Imbriqués comme une pièce de puzzle, ils viennent buter contre le verrou de Saint-Maurice, qui a toujours été considérée comme la porte d’entrée. Le Chablais c’est une antichambre entre Vaud et le Valais. La Riviera Lémanique y verse son trop plein. Au rythme de mille nouveaux arrivées par année, le Chablais atteindra bientôt 100'000 habitants. Cent milles personnes dans l’attente d’un statut, ça fait beaucoup. Il faut ramener la croissance du Bas-Valais lémanique au reste du Canton pour imaginer les nouveaux équilibres. Plus 40% pour le Bas Valais, en vingt ans, plus 30% pour le Valais Central, plus 10% pour le Haut Valais. Les germanophones comptaient pour un tiers en 1990, ils sont un quart aujourd’hui. Et le phénomène ne montre aucun signe de faiblesse. Inquiets les députés Diego Clausen et Beat Rieder ont proposé ce printemps que la constitution valaisanne soit modifiée pour fixer définitivement le nombre de députés Haut-Valaisan à 35 quelle que soit l’évolution démographique. Une façon pathétique de freiner le déclin. « On croit rêver en lisant cela. (…) Il y a tout simplement la volonté de fausser le jeu démocratique pour conserver le pouvoir » s’exclame Pascal Couchepin (citoyen de Martigny) dans une tribune libre, du Nouvelliste, le 24 mars 2015.

Le Valais moderne suit une dynamique d’érosion. Les forces vives sont arrachées aux pentes pour dévaler la vallée. Le canton devient, par la force de l’attraction terrestre, un pays plat. La population vit en plaine. « Le plat est l’héritier du droit » disent les vieux. Tout finit par tomber. Les murs comme les illusions.

Monter / Descendre

Au courant du fleuve qui descend la pente s’opposent deux autres qui la parcourent dans le sens inverse. La ligne de chemin de fer et l’autoroute sont entrées en Valais à contre-courant par Saint Maurice, la première a connecté Sion à Genève et Paris, la seconde à Lausanne et au reste du monde. Mais il en fallut du temps, malgré un début très précoce !... Dans les années 1850, on annonçait triomphal le percement du Simplon ou de son concurrent le Martigny-Aoste par le col de Menouve. Le tunnel sera finalement percé soixante ans plus tard. Ce sera à peu près le temps nécessaire pour construire l’autoroute de Lausanne au Simplon…

Le train fait exploser la révolution industrielle en Valais avec ces deux corolaires : l’usine et le tourisme de masse. Les demandes de concession se multiplient pour utiliser la force hydraulique ou pour construire des lignes touristiques à l’assaut des sommets. Descendre / Monter. Le mouvement perpétuel.

Si les valaisans s’établissent en plaine, la montagne est pour les autres. On construit des hôtels et des résidences en haut pour les vacanciers et on bâtit des usines et du logement en bas pour les travailleurs. Depuis, le Valais de la montagne est un terrain de jeu pour les citadins et le Valais de la plaine, un site de production électrochimique, le plus important en Suisse après Bâle.

Alors, ce Valais ! Quoi ? Combien ? Comment le découper pour le comprendre ? Dans quel sens le tourner ? De quel coin l’observer ? Moi qui le parcours de part en part, je me suis fait ma géographie personnelle. Mon Valais est une bande de terre étroite, volée au Rhône. Je me sens chez moi à moins de dix minutes d’une sortie d’autoroute, à un quart d’heure à pied maximum d’une gare. Au-delà, je suis perdu et j’angoisse. J’aime les dentelles de vignes et l’autoroute, ruban de béton qui connecte le Valais au monde. J’aime le paysage offert par la vitre du train. Au-delà, je suis en terre étrangère. Mon Valais est lisse et limoneux, il est rectiligne : un fleuve, une autoroute, un chemin de fer, deux ou trois lignes à haute tension, des murs de vignes pour le cadrer. Mon Valais est une gaine technique.

Je sais qu’il y a en haut des alpages, des prairies et des forêts, des glaciers. Je connais les stations de ski qui imitent les villes : Montana, Verbier ou Zermatt. Elles abritent des restaurants luxueux, des discothèques farfelues, des stars et des starlettes. La coke coule à flot et les filles légères valent leur poids en pépite, comme à Paris ou Berlin. A Crans-Montana, l’oligarque russe a pris la place du marchand lombard dans les boutiques de fourrures. A Champéry, la bière est servie comme à Londres, dans un anglais parfait.

Comme un lait de béton

Il y a de petites villes en bas, approximatives et brouillonnes. Il y a des quartiers de quelque chose d’autre en haut, pour d’autres citadins. Entre les deux, il n’y a rien ou pas grand chose. Un vide pour les supermarchés, les campings improbables, les villages à demi-fantôme. Ou vous parcourez le Valais dans sa longueur ou vous l’arpentez dans sa hauteur. La marge reste au centre. Le cinéma a mis en scène cette contradiction : Station Horizon (2015), série coproduite par la TSR montre un Valais plat comme une piste d’atterrissage et large comme une pub Marlboro. Les grands espaces sont ici confinés. L’enfant d’en haut (2012), d’Ursula Meier, illustre la tension entre le clinquant montagnard et la dureté de la vie. La vérité de l’enfant est suspendue à un téléphérique.

J’aime m’arrêter le soir, en rentrant du travail dans un café qui était autrefois, le Cercle Radical et qui s’appelle aujourd’hui le Cercle. Ici a soufflé pendant un bon siècle l’esprit libéral si typique de la région de Martigny, anticlérical, en guerre contre les conservateurs et l’esprit aristocratique : Sion. Pour l’armée garant du ciment national. Contre l’administration cantonale. Acquise à la fonction publique fédérale qui leur était accessible, Sion : 0 /Berne : 3.

Apéro au Cercle donc, tenu comme la plupart des cafés du village par une patronne d’origine portugaise. On y boit plus de Sagres que de vin blanc. On lit Bola pour les résultats de foot, on s’interpelle. L’Europe du sud, l’Europe d’en bas s’installe en bas. Qui rendra grâce un jour à tout ce que le Valais doit aux chemins de fer et à l’usine ?

Je grimpe parfois sur une petite crête, je regarde le paysage dévasté de la plaine du Rhône, les constructions posées au hasard la chance sur un plan improbable, les goûts éclectiques, quelques bâtiments d’architectes parmi une nuée de constructions banales, sorties à la chaine des bureaux de promoteurs immobiliers ou achetées en ligne sur internet. Un capharnaüm de matériaux et de couleur, des maisons en rondin de bois, une autre en métal, une toute en vitre comme un aquarium. Des toits plats, ronds, à deux pans, trois pans, rouge, noir, brique. Villa, immeuble, entrepôts, garages, pêle-mêle. Le plan est illisible. La volonté est incompréhensible si ce n’est de poser sa marque sur le territoire, son tag. Sa crotte au milieu des vergers d’arbres fruitiers, des serres, des dépôts de ceci ou de cela. C’est un désastre. L’esprit marché aux puces, plus marché que puces d’ailleurs. Au fonds, une belle et grande éolienne agite ses pâles pour dire que le vent tourne. Au milieu coule le Rhône, il a toute l’année la couleur grise d’un lait de ciment. Le Rhône appelle le béton.

La nuit, les villas éclairées rayonnent comme des luminions, des lampions de premier aout. Les phares des voitures sur l’autoroute ou un train qui file à toute vitesse vers l’Italie rende au paysage la linéarité qui lui manque.

1815-2015

En cette année 2015, le Valais célèbre sans fracas excessifs les deux cents ans de sa participation à l’Etat fédéral. Treize projets ont été retenus par un comité d’apparatchik de la subvention. Trois se sont déjà déroulé, le premier promène durant toute l’année une maison de la dimension d’un container de sommet en place publique. Un jour sur le Glacier de la Plaine Morte, le lendemain le cube se retrouve à Monthey, sur l’ancien cimetière relooké par les architectes Woeffray et Bonnard en jardin public. Fin janvier, le OH, festival a organisé la fête du spectacle vivant. Dix villes et communes, une centaine de spectacles professionnels, théâtre, danse, performance, concert de rap dans une nuit d’encre ou matines sonnantes à l’abbaye millénaire de St-Maurice. Pour lancer le festival, les responsables ont relié Brig, à Monthey, en passant par Loèche, Savièse et Bagnes. Une marche de trois jours, entre villas et entrepôts, alignant les villages et les banlieues comme des perles de pacotille sur un fil de soie.

A l’équinoxe de printemps, septante guides ont éclairé durant 3 minutes 13 sommets valaisans, comme s’il s’agissait de créer un coucher de soleil artificiel. Ces trois événements sont une allégorie du Valais d’aujourd’hui : une plaine urbaine cherche à exister en se coalisant autour de la culture contemporaine, les guides mettent le feu au montagne tandis que les artisans combinent la plus haute technologie au savoir faire ancestraux. Une effervescence un peu fofolle, bien éloignée des cartes postales.

Gabriel Bender (1962), Professeur et chargé de recherche à la HEVS Santé-social, Gabriel Bender a publié plusieurs travaux en micro-histoire et en sociologie du quotidien.

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