Comprendre Lausanne

Permanences structurelles dans un perpétuel chantier

Oscar Gential (illustrations), Sylvain Malfroy (texte)

L’essor économique considérable de l’Arc lémanique ces vingt dernières années jette une lumière si vive sur l’attachement de Lausanne au littoral que ses racines dans l’arrière-pays romand disparaissent dans l’ombre. Pourtant, Lausanne, issue d’un processus de déplacement urbain analogue à ceux de Genève, Bâle et Sion au Haut Moyen-âge1, n’aurait pas vu le jour si elle n’avait pas été initialement portée par un territoire prospère et un contexte administratif puissant. L’étude du site dans la longue durée révèle un cadre structurant qui relativise la genèse quasi miraculeuse de l’agglomération Lausanne-Morges au XXIème siècle.

Lausanne, ville de pente

Lorsqu’on se rend à Lausanne depuis le nord en remontant la vallée de la Broye par la route cantonale RC 601, on parcourt en quelque sorte son cordon ombilical. En effet, on met ses pas dans ceux de Marius, évêque d’Avenches, l’antique capitale de l’Helvétie romaine, venu au VIème siècle se mettre à l’abri des invasions alémanes et simultanément se rapprocher des flux commerciaux croissants entre les cols du Jura et des Alpes. Le port de Lousonna, dont l’importance à l’époque romaine a été révélée par la création à Vidy du premier giratoire du réseau autoroutier suisse en 1964, bénéficiait du fait que la voie terrestre vers Vevey était impraticable pour le transport de marchandises. En déplaçant le siège de son diocèse, Marius n’en abandonne pas pour autant la gestion intégrale. Celui-ci englobe jusqu’à l’aube du XIXème siècle grosso modo les actuels cantons de Vaud, Neuchâtel, Berne, Soleure et Fribourg. La seigneurie temporelle de l’évêque est moins étendue, mais exige une vigilance de tous les instants face aux appétits des puissances rivales sur le grenier à blé du Moyen Pays suisse. Après avoir quitté Avenches par Payerne et Moudon, on approche l’actuelle commune de Lausanne par un col situé à une altitude de 870 m. Les 27'000 véhicules qui le franchissent quotidiennement en font aujourd’hui le segment le plus encombré aux heures de pointe du réseau routier de l’agglomération Lausanne-Morges et d’importants travaux de modernisation sont en cours.2

Avec sa configuration de haut-plateau densément boisé et légèrement marécageux, où la neige tarde à fondre au printemps, on peine à identifier au Chalet-à-Gobet la ligne de partage entre les bassins versants du Rhin et du Rhône. Pourtant ce col met véritablement dos à dos deux aires culturelles bien différenciées : l’Europe septentrionale et le monde méditerranéen. En passant le col, quantité de nouveaux arrivants ont trouvé au fil des siècles – et trouvent encore – sur son versant sud une patrie d’élection : il est vrai que lorsqu’on poursuit sa route tout droit dans l’axe de la pente et qu’on découvre face à soi la silhouette dentelée des Alpes savoyardes, puis le miroir éblouissant du Lac Léman et finalement les aménités du rivage où l’eau clapote à 372 m dans un microclimat agréablement tempéré, on peine à s’en retourner vers les frimas continentaux et les brumes nordiques ! Ville de pente3, du point de vue de la topographie, Lausanne est très tôt, du point de vue démographique et sociologique, une ville d’immigration et de villégiature cosmopolite.

Lausanne s’est bien sûr émancipée de sa lointaine dépendance par rapport au vallon de la Broye, mais on ne peut s’expliquer hors de cette généalogie fondatrice pourquoi l’axe, si mal commode avec sa pente à 12%, qui relie les Hauts de la ville à son rivage a pu se consolider en colonne vertébrale de l’agglomération, parcourue depuis l’inauguration de la ligne de métro automatique M2 en 2008, par plus de 100'000 voyageurs chaque jour, soit plus de 30 millions annuellement.

Le chemin des ânes, le chemin des hommes

Lausanne apporte un sérieux démenti à l’opposition conceptuelle avec laquelle Le Corbusier ouvre son traité d’urbanisme de 1925 : « L’homme marche droit parce qu’il a un but (…). L’âne zigzague (…) ; il s’en donne le moins possible. »4 Le réseau de voirie vernaculaire tracé par les ânes, les mulets et les chevaux de trait pour relier le littoral lacustre aux sommets du relief emprunte partout le chemin le plus court et donc le plus raide. Lorsque les pentes exigent décidément trop d’effort, les muletiers divisent simplement les charges et les cochers multiplient les attelages sans corriger le tracé. Ce sont les contraintes techniques des moyens de transport modernes (le tramway, l’automobile, le train) qui ont imposé la création de tracés adoucis en lacets ou en rampes obliques à flanc-de-coteau.

De la superposition de ces réseaux anciens et modernes résulte un éventail très irrégulier de configurations d’îlots et de parcelles. Les angles saillants sont nombreux, valorisés architecturalement par des tourelles ou des effets de streamlining.5 Les angles droits sont quasi l’exception… Comme l’orientation privilégiée est au sud/sud-ouest (tant relativement à l’ensoleillement qu’au dégagement sur le paysage), les immeubles s’implantent de préférence le long de voies de lotissement parallèles aux courbes de niveaux, de telle sorte que l’ensemble de la ville présente, vue depuis le lac, une structure régulièrement étagée. L’interdiction de l’ordre contigu en dehors de la zone urbaine immédiatement adjacente au centre historique favorise un tissu urbain relativement aéré, favorable au développement d’une arborisation généreuse, mais néanmoins dense. Cette densité qui s’accompagne d’une certaine homogénéité de l’orientation, du gabarit et du « grain » des constructions incite à ranger Lausanne dans le type de la ville-paysage plutôt que dans celui de la cité-jardin.6

Lausanne, ville charnière

Pourquoi une agglomération Lausanne-Morges plutôt que Lausanne-Vevey ? Il faut ici changer d’échelle temporelle et prendre en compte les millénaires de l’histoire du climat. Lausanne est adossée à un relief préalpin contourné et modelé, à l’ère glaciaire, par une diffluence du glacier du Rhône dans le « canal » du Plateau suisse, alors que le flux principal s’écoulait vers Genève et Lyon. Ainsi l’agglomération lausannoise se divise, de part et d’autre de la colonne vertébrale décrite précédemment, en une banlieue orientale, étagée sur une pente très raide traditionnellement dédiée à la culture de la vigne, et une banlieue ouest, étalée sur des terres basses majoritairement réservées autrefois à la rotation triennale des cultures. À l’est, le parcellaire très fragmenté se sature progressivement de résidences individuelles qui finissent par verrouiller une structure socio-économique de type « Goldküste » semblable à ce que l’on observe à Zurich ou Lugano. À l’Ouest, au contraire, l’urbanisation conserve le dynamisme qui était celui de l’activité glaciaire il y a encore 20 millénaires, si l’on me passe ce rapprochement imagé : les infrastructures de transport s’étalent et se superposent, les centrales de grande distribution, les entrepôts logistiques, les établissements de recherche et développement, les équipements de la formation supérieure, les grands ensembles de logement collectif et les infrastructures du sport de masse se propagent en larges coulées au gré de la rotation des friches dans un parcellaire dilaté typique des cultures labourées.

Sous le Régime bernois, le port d’Ouchy était largement relégué dans l’insignifiance par celui de Morges, qui servait, avec ses galères et son important arsenal, de base opérationnelle pour contenir les velléités de mainmise des États de Savoie sur les passages obligés du trafic nord-sud en terre vaudoise. Aujourd’hui, la principale gare de triage du fret ferroviaire en Suisse romande se situe à Denges, entre Morges et Lausanne et un supercentre de tri postal a ouvert ses portes à Daillens à quelques kilomètres plus au nord en 2000. Les convois empruntent l’itinéraire du pied du Jura pour rejoindre Olten, plutôt que la ligne beaucoup plus escarpée par Fribourg et Berne. Certes, les campus universitaires de Dorigny et Ecublens brillent de mille feux comme moteurs de l’innovation scientifique et technique sur la côte lémanique, mais la queue de la comète passe bien par la vallée de la Venoge qui interconnecte le Bassin lémanique avec le Moyen pays suisse.

Lausanne, ville perchée et ville-pont

Entre l’est et l’ouest, il y a forcément un centre, voire un hypercentre, comme disent les urbanistes aujourd’hui en référence à sa forte fréquentation, à sa mixité fonctionnelle et à sa densité élevée de constructions. Mais ce centre, qui a été le moteur du développement urbain dès le Haut moyen-âge jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, est aujourd’hui difficile à intégrer dans le tableau de l’agglomération contemporaine, car il fonctionne moins comme un élément de connexion que comme un quartier à part que l’on s’efforce de contourner, sorte de « cité interdite » à la chinoise. L’activité glacière sur le site de Lausanne n’a pas seulement érodé le relief, elle a aussi déposé des cordons morainiques, accumulé des couches de graviers et de conglomérats instables. Accélérés par la pente, les cours d’eau (en l’occurrence la Louve et le Flon) y creusent rapidement et facilement de profonds ravins qui, d’une part, étaient propices au retranchement stratégique de l’habitat dans la période d’insécurité du Haut Moyen-âge et, d’autre part, faisaient converger les voies de transit terrestre vers des points de franchissement prometteurs d’excellents revenus à quiconque réussirait à les aménager. Marius et ceux qui lui ont succédé à la tête du diocèse de Lausanne n’auraient pas pu construire la magnifique cathédrale qu’on admire sur le promontoire de la Cité s’ils n’avaient pas été capables de construire et d’exploiter préalablement les ponts sur les profonds torrents qui confluent à ses pieds. La symbolique de l’évêque comme pontifex ne prend probablement nulle part ailleurs qu’à Lausanne un sens aussi concret ! Ceci explique-t-il pourquoi à Lausanne plus qu’ailleurs les ingénieurs civils bénéficient d’une aura quasi religieuse ?!

L’évolution des techniques constructives au XIXème siècle va permettre d’extraire le nœud des circulations du fond des gorges de la Louve et du Flon et de l’organiser en boulevard autour de la vieille ville à une altitude constante de 500m (ceinture dite « Adrien Pichard » du nom de l’ingénieur qui en a réalisé la pièce maîtresse : le Grand-Pont jeté en 1839 sur une double rangée d’arches entre Bel-Air et St-François)7. Il faut attendre la construction de l’autoroute de contournement de l’agglomération lausannoise par le nord, réalisée à partir du milieu des années 1960 en corrélation avec la mise en place du réseau des routes nationales A1, A9 et A12, pour assister à une restructuration aussi considérable du réseau de la mobilité urbaine. Ce périph’ d’allure parisienne, à la fois surdimensionné et toujours encombré, présente la particularité de franchir une dénivellation de 300 m entre Morges et le raccordement des Croisettes dans les Hauts de Lausanne.

Lausanne, ville polycentrique

Le port romain de Lousonna, le château épiscopal d’Ouchy, le marché de la Palud, intercalé entre les ponts sur la Louve et le Flon, le quartier cathédral perché sur le promontoire de la Cité ont dès l’origine conféré à Lausanne une structure polycentrique. La gare implantée à mi-pente en 1855 a récemment réussi à attirer à elle le pôle muséal qui faisait la fierté de la ville haute (le Palais de Rumine en bordure de la place de la Riponne). Un vaste chantier de transformation de cette gare en véritable hub intermodal à la zurichoise a été ouvert cette année pour une durée de douze ans. Le défi va consister à assurer depuis ce point central la desserte en transports publics de l’ensemble des pôles qui ont émergé au contact de l’autoroute périphérique : les campus universitaires à l’ouest, les nouveaux quartiers de logement du plateau de la Blécherette avec leurs infrastructures sportives, le Biopôle des sciences et technologies du vivant dans le prolongement du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV) dans les Hauts de la ville. Un urbanisme des réseaux8 est à l’œuvre, avec des projets de lignes de métro supplémentaires, de trams, de bus à haut niveau de service (BHNS) et… de pistes cyclables. Eh oui, habiter la Capitale olympique n’est plus un sport d’élite : le vélo électrique est en train de transformer Lausanne la pentue en un banal coin de plat pays !

1 Paul Hofer, « Die Stadtgründungen des Mittelalters zwischen Genfersee und Rhein », in Hans Boesch, Paul Hofer, Flugbild der Schweizer Stadt, Zurich : Ex Libris, 1963, p. 85-116.
2 Site officiel de l’État de Vaud : RC 601 route de Berne - Croisettes - Chalet-à-Gobet <https://www.vd.ch/themes/mobilite/loffre-de-mobilite-a-votre-disposition/transports-individuels-motorises-tim/rc-601-route-de-berne-croisettes-chalet-a-gobet/ (dernier accès en ligne le 08-09-2021).
3 Le géographe Henri Onde a souligné à plusieurs reprises la triple appartenance de Lausanne aux types de la « ville de versant, de la « ville ravinée » et de la « ville perchée », en dernier lieu dans son article « La pression du relief sur l’urbanisme lausannois », Le Globe, 1964, vol. 104, p. 59-82 ; sur la géomorphologie du site lausannois, voir également Emmanuel REYNARD, Valentine ROETHLISBERGER, Carole HOLZMANN, « Géologie, géomorphologie et tourisme urbain. Le cas de Lausanne », Travaux et recherches de l’Institut de Géographie de l’Université de Lausanne n°24, 2003, p. 203-211 (en ligne : https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_27030.P001/REF, dernier téléchargement 09-09-2021)
4 Le Corbusier, Urbanisme, Paris : Crès, 1925, p. 5 (dt. Der Städtebau, Stuttgart : Deutsche Verlagsanstalt, 1929, S. 5).
5 On trouvera un approfondissement cartographique de cette caractéristique morphologique lausannoise dans le rapport de synthèse co-rédigé par Pascal Amphoux, Ulrich Fischer, Christoph Hüsler, Klaus Holzhausen, Sylvain Malfroy, Marion Vanlauwe, Ville de Lausanne : Patrimoine urbain, bâti et végétal. Tome 1 : Concept directeur. Un instrument de valorisation du patrimoine urbain de la ville de Lausanne pour le nouveau Plan Directeur communal. Tome 2 : Transect urbain. Une approche empirique des formes potentielles de patrimonialisation pour le nouveau Plan Directeur communal. Ville de Lausanne : Direction des Travaux, juin 2013.
6 J’ai approfondi cette caractérisation typologique de Lausanne dans Sylvain Malfroy, « Die Landschaft als Stadtraum », Turicum vol. 25, octobre/novembre 1994, p. 8-16.
7 Sylvain Malfroy, « Urbanisme et réseaux de circulation », in Sophie Masterlinck Bass, Laurent Golay (éd.), Lausanne et le Léman, Guides Gallimard, Paris : Nouveaux-Loisirs, 2003, p. 70-74.
8 Gabriel Dupuy, L’urbanisme des réseaux. Théories et méthodes. Paris : Armand Colin, 1991.

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