Placer «la culture au coeur de la Cité», est l’ambition du concours lancé en janvier 2011 par la Commune de Carouge ayant pour objectif la reconversion de son Centre communal. Deux bâtiments à transformer ou reconstruire – la grande salle et le théâtre –, ainsi que l’espace public qui les supporte, faisaient l’objet de ce concours à deux degrés. Outre les enjeux urbanistiques, la tâche consistait principalement à imaginer la reconversion du théâtre de Carouge, une institution incontournable du paysage culturel romand et francophone, afin de lui donner des conditions dignes de son activité.
Dans l’Après-Guerre, François Simon, acteur et metteur en scène, montait et jouait sur les scènes parisiennes les pièces des auteurs suisses: Ramuz, Stravinski, Dürrenmatt, Frisch, avant de devenir l'égérie des films d’Alain Tanner. Ce «Suisse monté à Paris» sera le metteur en scène et premier directeur du théâtre de Carouge. La troupe s’installe en 1972 en association avec l’Atelier de Genève dans le bâtiment actuel, offert par la commune de Carouge, qui se montre bien vite déficient sur le plan technique. Depuis sa création, le théâtre souffre en effet de défauts de conceptions importants: la cage de scène est trop courte et peu pratique, la forme en amphithéâtre de la salle offre une vision latérale désagréables aux spectateurs des rangées extérieures, l’espace est exigu aussi bien pour le public que pour les employés et les comédiens, l’administration, les ateliers et les dépôts du théâtre sont dispersés dans des locaux éloignés.
Le programme du concours exigeait la réunion en un seul bâtiment de l’ensemble des locaux liés à l’activité du théâtre de Carouge. L’accent du concours portait donc sur la grande fonctionnalité du bâtiment à construire, mais aussi sur la souplesse d’utilisation de celui-ci, afin de répondre aux exigences d’un art toujours en développement. Le règlement offrait aux concurrents la possibilité d’une transformation avec démolition totale ou partielle des deux bâtiments existants.
L’art scénique, par son rôle cathartique, a toujours une fonction politique et sociale. Le théâtre antique se jouait en plein-air, les miracles médiévaux devant le parvis de l’église, les comédies de Molière dans la rue même. Depuis quelques décennies, différentes formes d’art scénique, théâtre invisible, performances, happening, ou «flash mobs» témoignent de l’ambition d’ancrer encore et toujours l’activité du comédien à la rue. Or, l’architecture du théâtre est celle-là même qui nécessite un contrôle strict de l’espace et de la lumière, c’est-à-dire d’un espace hermétiquement clôt.
Le concours de Carouge illustre cette contradiction née de l’évolution du genre: bien que la technique exige un espace à l’atmosphère contrôlée, le théâtre aspire à la place publique. Les participants avaient donc la tâche de projeter un bâtiment, qui soit aussi bien un lieu de rencontre et un théâtre de la vie quotidienne, qu’un appareil technique aussi efficace que possible, afin de faire du théâtre de Carouge une salle performante à l’échelle nationale.
Deux types de réponses ont orienté les projets, qui illustrent deux visions d’une «culture au cœur de la Cité». La première attitude se fonde sur l’hypothèse (déjà vitruvienne, mais aujourd’hui volontiers «venturienne») que la culture en tant que phénomène est essentiellement affaire de communication. L’option entend représenter l’institution par un signe visible à la géométrie expressive, produire un bâtiment iconique, dont les formes évoquent immédiatement une image reconnaissable comme un lieu de culture, une exception claire dans le tissu urbain.
Le second rang (Berrel Berrel Kräuter) s’inscrit dans cette vision. Le projet propose d’envelopper les deux grandes salles dans une carapace minérale aux contours très expressifs. Ces deux volumes, déposés comme deux sculptures unitaires, se comparent volontiers à des rocs géants. Ce geste somptueux, s’il trouve la bonne échelle qui s’harmonise avec l’environnement bâti, se ferme cruellement aux places publiques et ne favorisent pas la convivialité et l’échange entre intérieur et extérieur.
Le troisième rang (FHV) cherche également à produire une image forte de l’institution, dans des lignes plus sages et dans un agencement serein et maîtrisé. Le positionnement très sensuel des deux monolithes, qui s’effleurent, se touchent presque, génèrent une équivalence rigoureuse entre pleins et vides, produisent une impression de grande cohérence et deux places bien définies. Les espaces intérieurs sont traités avec générosité et le grand hall du théâtre, vitrés sur trois côtés, établit une relation forte entre les deux espaces publics définis par l’implantation.
En raison même de cette recherche plastique dans leur volumétrie, ces deux projets ne parviennent pas à offrir les conditions optimales pour l’activité du théâtre, car leur parti les condamne à des sacrifices importants dans l’organisation et rend difficile le fonctionnement pour l’utilisateur: des circulations complexes pour le premier, et une cage de scène mal dimensionnée pour le second.
Une seconde catégorie de projets répond à la définition de la culture comme l’ensemble des pratiques communes. Le centre communal se comprend alors avant tout comme lieu d’échanges, où l’identité du lieu s’établit à travers la somme des activités qui s’y croisent. Comme dans un travail de mise en scène, où sont distribués les mouvements des usagers du public et des comédiens, le projet cherche à architecturer l’échange, pour définir le genius loci.
C’est le cas du projet «Fragments» (non-primé au second tour, EMA), qui ouvre avec générosité les volumes et oriente tous les accès vers deux petites places, dans un souci de perméabilité avec l’espace public. Le projet «FabriC» (non-primé au second tour, dl-a) choisit d’unifier l’ensemble du programme dans un grand volume unitaire, comme dans un petit village avec ses places, ruelles et différentes adresses. Les activités des comédiens, des utilisateurs et du public se mêlent avec convivialité sous un seul et même toit.
Le 4e rang (Formery+Kössler) propose la vision romantique et originale de concentrer ateliers, dépôts et locaux administratifs dans une barre adjacente au théâtre. Entre les deux bâtiments, une venelle au caractère industriel servirait de scène vivante où l’activité quotidienne des utilisateurs du théâtre se mêlerait aux passants.
Dans une attitude opposée à celle de la forme unitaire forte, le projet lauréat choisit au contraire de révéler dans la volumétrie les rouages de la machine théâtrale. Les différents volumes (grande scène, salles modulables, logements) sont groupés comme un archipel et maintenus ensemble par une enveloppe percée de grandes baies ouvertes à l’espace public. Le parti rend immédiatement reconnaissables les différents gabarits, qui signalent leurs activités. Cet agencement pittoresque des différentes maisons produit une volumétrie complexe qui réagit harmonieusement aux masses des bâtiments voisins.
La place se prolonge dans un hall d’entrée très profond aux dimensions pratiquement équivalentes à celle-ci puis s’insinue dans le complexe à travers un réseau de circulation secondaire. L’ensemble du socle se trouve dégagé, il ménage des perspectives intéressantes et crée une relation très forte avec la place. Celle-ci devient une véritable esplanade offerte aux festivités et manifestations liées à la grande salle, une scène conviviale où se rencontrent les habitants.
L’agence Pont12 Architecte compte parmi ses projets la rénovation en 2007 de la grande salle Métropole à Lausanne (en collaboration avec Devanthéry Lamunières-architectes) et la transformation (en cours) du Théâtre de l’Arsenic, également à Lausanne. Cette expérience a permis d’anticiper les besoins complexes de l’utilisateur d’un théâtre jusque dans ses moindres détails. Ainsi à Carouge, l’effort a été porté sur les circulations intérieures d’une grande fonctionnalité. Une véritable voirie urbaine relie tous les ateliers, locaux techniques et administratifs aux arrière-scènes au moyen d’une passerelle située au premier étage. Un éclairage naturel généreux est dispensé dans tous les locaux, jusque sur les trois scènes, réduisant ainsi le travail en «boîte noire», si courant dans les théâtres.
Afin de replacer «la culture au coeur de la Cité», le jury a refusé de résumer celle-ci à un écrin précieux et préféré un projet qui donne autant d’importance à l’activités des gens du théâtre qu’au public. De ce point de vue, l’architecte agit comme un chorégraphe, un metteur en scène à grande échelle, qui distribue sur le plan les mouvements des usagers, du public et des comédiens.
Dans un accent digne des Situationnistes, le lauréat dessine un projet où l’espace urbain et la scène sont une prolongation l’une de l’autre. La proposition espère ainsi abolir la séparation stricte entre la production culturelle – spectacle mis en scène – et les manifestations et rencontres publiques – spectacle vivant du quotidien.