Centre socio-éducatif Astural, Chevrens GE

Lacroix Chessex Architectes

You see, what you don’t see1

Assis sur une crête sédimentaire située en aplomb du Lac Léman, le hameau de Chevrens fait figure de manifeste patrimonial en regard du village d’Anières qu’il domine et auquel il est administrativement rattaché. Son inscription en zone agricole le préserve du processus d’urbanisation continue qui densifie la rive droite du Lac Léman depuis les années 1950 et protège l’image d’un village compact où les maisons sont accolées le long de la rue centrale. C’est dans cet environnement champêtre qu’un foyer de la fondation Astural accueille depuis 1957 des adolescents âgés entre 14 et 18 ans en proie à des difficultés familiales, sociales et scolaires. La durée du séjour varie en règle générale de 9 à 12 mois. Le concours d’architecture remporté par le bureau genevois Lacroix Chessex prévoit la réalisation d’un nouveau bâtiment adapté aux standards actuels et aux besoins spécifiques du programme2. Le résultat bâti est une architecture maîtrisée, jouant d’analogies et d’ambiguïtés3.

Résonances paysagères

La silhouette du centre se dresse à l’entrée du hameau. A contempler les deux volumes purs on se prend à les comparer à ceux d’une maquette. Les ferblanteries en retrait, les ouvertures franches, la colorimétrie et les proportions équilibrées participent à l’affirmation du centre dans son contexte et au regard de l’observateur.4 Le plus haut des volumes est articulé et placé en retrait de la rue. L’autre volume, plus bas, est situé à proximité de la route et définit sobrement l’entrée du hameau. Ce faisant, le centre étend la logique des parvis en retrait et des rétrécissements qui caractérisent la morphologie du hameau. Un sol en béton clair façonné au râteau définit l’empreinte publique de l’institution. La légère pente naturelle du terrain est intégrée par un jeu d’emmarchements discrets qui se transforment ponctuellement en jardinières marquant les accès des bâtiments. Les pignons, presque aveugles, participent à affirmer le caractère monolithique de l’ensemble et donner au vide une dimension urbaine inattendue dans ce contexte rural. Des cheminées aux lignes biaises mettent un point final au paysage construit du nouveau foyer qui entre en résonnance avec le paysage protégé qui l’entoure et qu’il participe à définir, à cheval sur la limite entre paysage et bâti.

Présence absence affirmée

Malgré l’impression d’unité formelle, les deux bâtiments sont plus cousins que membres d’une même fratrie : le volume bas abritant la partie formation du programme repose sur un socle hors-sol ; l’autre volume qui accueille les parties administrative et hébergement est enchâssé dans le terrain et composé d’un socle minéral sur lequel repose une construction qui ressemble à première vue à une construction en bois à la teinte terreuse. La surprise est grande lorsqu’arrivé aux pieds des façades elles se révèlent être en béton. Le choix de la matérialité s’est porté sur le béton dès la phase de concours. Situé à l’entrée du village, Lacroix Chessex apparente le centre socio-éducatif aux grands ruraux agricoles qui occupent les entrées et sorties des villages de la campagne genevoise et dont les façades sont en bardage bois traditionnel. A l’opposé, les façades des cœurs de villages sont majoritairement minérales. Le projet mêle ces deux principes en proposant d'utiliser les façades traditionnelles en bois comme bases de coffrage pour les façades en béton armé. Une grange voisine a servi au développement d’une matrice de coffrage dont le motif de planches et de couvre-joints verticaux se déploie désormais sur toutes les façades du bâtiment. Le motif est interrompu à plusieurs reprises par des corniches également moulées qui définissent des bandes alignées sur les ouvertures. Ce faisant on lit des strates plutôt que des étages et l’écartement progressif des couvre-joints vers le haut participe à donner au volume plus de légèreté. Imprimés en négatif dans la façade, des réservations accueillent les volets qui reprennent sur leur face extérieur le motif du couvre-joint, renforçant l’aspect monolithique du volume. En s’approchant encore plus près, on remarque la tranche légèrement biaise des couvre-joints, nécessaire à un décoffrage sans rupture d’arêtes et témoin d’une mise en œuvre relevant de l’orfèvrerie : tout se lit aussi en négatif, faisant apparaître ce qui est manifestement absent. Si la question de la marque du coffrage se pose pour chaque réalisation en béton brut, ce phénomène est ici poussé à l'extrême afin que le coffré prenne l'apparence du coffrant.

Vivre et travailler à la campagne

Cette façade si particulière abrite la partie logement du programme. Le travail initié avec le relief et la texture du béton extérieur continue à l’intérieur avec le choix d’une embrasure épaisse intégrant table de travail, armoire et rangements. La chambre est considérée comme le lieu le plus privé du centre et le rapport direct au paysage encadré par la fenêtre à vantail unique semble le rappeler. L’adolescent s’y trouve seul face au paysage. On compte quatre chambres pour un séjour-cuisine, plus une chambre pour un éducateur.5 La réunion de deux séjours est aisée et permet la création d’une grande colocation.6 Dans les espaces communs, les fenêtres cadrent au premier plan la façade familière du bâtiment avant d’ouvrir sur le paysage, donnant ainsi aux résidents le foyer comme point de repère collectif. Au rez-de-chaussée, l’organisation du plan par tranches des étages permet de réduire les surfaces de circulation. La proportion inversée des ouvertures en façade souligne le changement de programme : le cadrage large permet la surveillance des abords, rappelant la fonction éducative du centre. Détaché de l’autre côté de la cour se trouve le pavillon de formation dont les pignons sont réalisés en béton sablé, sous-entendant un rapport privilégié au programme abrité par le socle du bâtiment d’habitation. A l’intérieur, l’organisation du bâtiment reflète la double orientation pratique et théorique des formations horticole et paysagère qui sont proposées aux jeunes pour leur insertion professionnelle.7 Le plan est également aménagé par tranches. Au centre du dispositif, une grande salle modulable traverse le bâtiment d’est en ouest. Elle est délimitée par deux bandes de services techniques. Au-delà se trouvent les salles de cours côté route et les ateliers côté verger qu’une terrasse abritée prolonge pour ancrer l’activité du lieu dans son contexte rural.

En proposant un projet dialoguant avec son contexte, Lacroix Chessex livre une vision radicale d’une ruralité en voie d’extinction. Rares sont de nos jours les lieux réunissant unités spatiale, sociale et culturelle ; au centre de Chevrens c’est bien le cas : on y habite, on y travaille, on y laboure les terres alentours, on transforme et on mange ce que l’on produit. L’alliance forme-fonction est d’autant plus nécessaire ici que l’architecture participe à créer les cadres manquants à l’équilibre individuel et collectif de jeunes adolescents : même si ce séjour ne durait que quelques mois, ceux-ci pourraient se révéler décisifs.

1 Le titre se réfère à l’aphorisme « You see, what you see » de Frank Stella à l’occasion de la présentation des « Black Paintings » en 1959. A contrario de la déclaration de l’artiste américain au sujet de cette série, l’approche conceptuelle développée par les architectes tend à mélanger la référence directe et indirecte au matériau et à son interprétation. Un constat de lointaine parenté s’impose cependant entre le pionnier du Minimalisme et l’édifice en question: la simplicité apparente du motif sert l’interaction pure de l’observateur.
2 Le programme du concours évoquait la vente d’une partie du terrain et d’une construction en front de rue pour permettre le financement du nouveau bâtiment. Le permis de construire imposait aussi la destruction de l’ancien bâtiment du centre, avec l’objectif d’empêcher toutes constructions en deuxième ligne de la morphologie de village-rue, dans le respect du plan d’aménagement communal adopté en 2013 et en cours de révision/réactualisation.
3 En référence à Rossi qui reconnaissait dans le principe de l’analogie la possibilité de trouver un autre sens à l'histoire comme une série d'objets d'affection dont peut se nourrir le projet, ou de l’ambiguïté en référence à Venturi qui prônait la difficile mais nécessaire obligation au tout.
4 Ce commentaire d’une impression ressentie au moment de la découverte du projet est à mettre en rapport avec les recherches entamées par Martin Steinmann au sujet de la forme forte et de la distinction entre les formes qui ne trouvent leur sens que par rapport à d’autres et celles qui affectent directement nos sens. Consulter à ce sujet « La forme forte », in Forme Forte, Ecrits/Schriften 1972-2002, Birkhäuser, 2003.
5 Le règlement du centre prévoit la présence nocturne d’un éducateur par étage, rendant l’existence des deux chambres par niveau superflue et permettant par ricochet la possibilité de créer des espaces administratifs supplémentaires. Les éducateurs n’ont aucune obligation d’assister ou de préparer les repas mais le font généralement très volontiers s’ils y sont invités par les locataires.
6 Cette flexibilité répond au fonctionnement du centre qui peut proposer aux colocataires les plus jeunes d’habiter dans une grande colocation avec participation obligatoire aux repas du soir, sauf désistement. Au centre, le régime des petites colocations est plus souple et sans obligation de repas commun. Les adolescents peuvent sortir le soir, à raison de deux sorties annoncées par semaine pour les plus jeunes.
7 En outre les légumes cultivés dans le potager situé au sud du nouveau centre sont préparés et consommés sur place ou mis en conserve et vendus régulièrement sur le parvis du centre.

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