Les Jeunes architectes en Suisse romande

Marielle Savoyat        

"La crise du logement ne semble pas avoir nui à l’Europe de la construction, bien au contraire, et en Suisse romande le secteur s’active plus que jamais."(1) Cette affirmation de Lorette Coen témoigne d’une encourageante conjoncture dont prend avantage la jeune génération de professionnels. Et un an et demi plus tard, la situation, se révèle toujours aussi réjouissante. Au sein du foisonnement d’innovations architecturales et de bâtiments qui voient le jour, la jeune génération d’architectes, porté par un élan d’effervescence et de créativité, est plus vigoureuse et confiante qu’elle ne l’a jamais été. Contrairement à leurs aînés, qui avaient dû bien souvent se reconvertir à d’autres métiers et activités, par manque de travail, cette lignée d’architectes nouvellement arrivés sur le marché du travail navigue à vue dans une atmosphère dynamique du « tout est possible ». En période économique instable, l’immobilier peut être considéré comme une valeur refuge, sécurisante. Les larges possibilités qui s’ouvrent aux architectes des années 2000 et le sentiment de liberté qui en émane les autorisent à proposer des projets qui ne seront peut-être pas réalisés, mais qui en appelleront d’autres ; à participer à des concours ; à prendre des risques et des initiatives.

Au fil des rencontres avec huit de ces bureaux, les traits d’une génération se dessinent et se rejoignent au travers de leurs différences et de leurs spécificités. Les bureaux Fruehauf Henry & Viladoms (Claudius Fruehauf, 1979 ; Guillaume Henry, 1981 ; Carlos Viladoms, 1979) à Lausanne, bunq (Laurent Gaille, 1977 ; Philipe Gloor, 1977 ; Cyril Lecoultre, 1976 ; Julien Grisel, 1973) à Nyon, Clavien & Rossier (Valéry Clavien, 1974 ; Nicolas Rossier, 1974) à Genève, Dreier & Frenzel (Yves Dreier, 1979 ; Eik Frenzel, 1979) à Lausanne, Frédéric Frank (1980) à Nyon, Savioz & Fabrizzi (Claude Fabrizzi, 1975 ; Laurent Savioz, 1976) à Sion, Schmid & Jimenez (Émilie Schmid, 1982 ; Amalia Jimenez, 1972) à Genève et à Nax (Valais), et xy-ar.ch (Amélie Poncéty, 1981 ; Loïc Fumeaux, 1978) à Lausanne, nous ont ouvert leurs portes et ont partagé leurs expériences. Ils nous ont parlé de leurs chances, de leurs désirs, de leurs limites, tout en mettant l’accent sur l’un ou l’autre de leurs projets ou réalisations, prétextes à évoquer des méthodes de travail et un contexte économique plus que positif.

Après des études accomplies, pour la plupart d’entre eux, dans les différentes filières de formation architecturale proposées en Suisse – ou pour quelques-uns d’entre eux en Europe (France, Allemagne), ces jeunes actifs entament presque tous leurs carrières en travaillant pendant quelques années dans des bureaux d’architectes déjà bien établis en Suisse et à l’étranger, souvent de renommées nationale et internationale, avant de se lancer dans une pratique indépendante.

Ouverte sur le monde et adepte des nouvelles technologies, la jeune génération fait tomber les barrières linguistiques et les frontières territoriales. Le mélange des contextes et des origines semble de mise. Les jeunes professionnels n’hésitent pas à s’associer à d’autres bureaux, d’autres corps de métiers, ou à des architectes possédant plus d’expérience qu’eux pour mener à bien leurs desseins et projets. À l’intérieur des agences même, les origines et les langues se mêlent volontiers, avec une attitude d’ouverture et dans une recherche de complémentarité : la communication devient la valeur première au sein des bureaux et dans les partenariats. Le fonctionnement en réseau et l’interdisciplinarité se développent selon un objectif de rationalité et de partage des connaissances : une nouvelle forme de solidarité apparaît.

L’importance de la discussion et la critique, la mise en commun et la confrontation des idées représente un gage de qualité. Les trois associés du bureau Fruehauf Henry & Viladoms, viennent ainsi d’horizons variés, tels que la Suisse romande, la Suisse allemande et le Mexique. Ils n’ont pas hésité à s’installer à Lausanne, lorsqu’ils ont gagné le concours de 104 logements à l’avenue de Morges à Lausanne, alors même qu’ils n’avaient encore aucune expérience professionnelle dans l’arc lémanique. Les quatre fondateurs de l’agence bunq à Nyon, forts de leur nombre, cultivent la critique et se réunissent une fois pas semaine pour passer en revue tous les mandats en cours au crible du regard et de l’opinion des autres.

Les concours apparaissent comme une chance pour les architectes en début de carrière. Quasiment seuls sésames pour accéder à la réalisation de projets d’envergure et au pilotage de gros chantiers, les concours ouverts, sur invitation, ou avec une clause favorisant les jeunes bureaux, sont encourageants pour ceux qui entrent dans la vie active et cherchent à se profiler sur un marché suisse très concurrentiel. Les concours représentent également une vitrine bienvenue. En Suisse romande, ils portent principalement sur des infrastructures publiques, seul un nombre limité portant actuellement sur l’habitation collective. L’accès restreint aux projets de logements est d’autant plus relevant lorsqu’il est confié aux jeunes actifs, tels le concours de logements dans le quartier des Grottes à Genève, récemment gagné par Frédéric Frank, en partenariat avec Envar Sàrl, le concours de logements de l’avenue de Morges à Lausanne, remporté par Fruehauf Henry & Viladoms ou encore le projet d’éco-quartier sur l’ancien site d’Artamis à Genève, aujourd’hui piloté par l’agence de Dreier & Frenzel. Projets d’envergures, ils incarnent souvent des tremplins de taille pour ces architectes. Ils représentent, dans la grande majorité des cas, l’occasion d’officialiser la création d’une agence qui en était à ses premiers pas ou de valider l’assise d’un jeune bureau en plein envol. La couverture d’un site archéologique de ruines à Saint-Maurice, réalisée par le bureau Savioz & Fabrizzi, surprenante d’innovation et de force conceptuelle, séduit et inspirera pour sûr de futurs commanditaires.

Schmid & Jimenez, seul bureau exclusivement féminin et coup de cœur de notre panel, a réalisé la Maison de la Nature, centre d’accueil touristique et culturel, à Nax (Valais), ainsi qu’un théâtre de plein air et couvert multifonctionnel sur le même site, à la suite d’un concours gagné. Architecture fine et légère, construite en bois et s’intégrant parfaitement au contexte, empreinte d’une certaine beauté et pourtant sans prétention, elle s’impose par sa douce force. Naviguant dans un monde masculin, dirigeant des hommes sur les chantiers, ces deux femmes, fortes de leurs qualités féminines, mélange de diplomatie, de présence et de communication, se sont d’ores et déjà créé une place notoire dans la région valaisanne.

Pour certains, le cercle de connaissances ou leur propre initiative leur permet de concevoir et réaliser leurs premiers projets, référence de départ qui, si elle est réussie, fera gage de crédibilité et inspirera confiance aux futurs commanditaires. C’est le cas d’Émilie Schmid, qui a commencé une activité indépendante pendant ses études, grâce à la transformation d’une grange pour ses propres besoins et à des commandes de son entourage. Décidée dans le parcours qu’elle a choisi et sûre d’elle, elle dirige, très jeune, plusieurs chantiers. Aujourd’hui associée à Amalia Jimenez, les commandes directes continuent d’affluer. Les deux femmes conçoivent une architecture de qualité, fine et sensible à la manière de vivre un espace, à l’atmosphère, plus qu’à la géométrie du plan ou à l’image produite. Laurent Savioz démarra lui aussi une activité indépendante par un projet de transformation commandité par un membre de sa famille. Il suffit souvent d’une seule réalisation de qualité pour lancer une carrière prometteuse. La transformation d’une villa à Charrat (Valais), largement diffusée et médiatisée dans différentes revues et publications internationales, garantit aux associés Clavien & Rossier une image de professionnalisme et de qualité.

La conjoncture actuelle, dont les exigences sont de plus en plus hautes, la sécurité d’une assise financière, mais également la curiosité et l’ouverture d’esprit de la jeune génération l’amène à suivre une formation continue, par le biais de l’exercice de plusieurs activités en parallèle, ou très fréquemment par un parcours académique, dans l’enseignement et la recherche. Démarrer une activité indépendante, tout en travaillant à taux partiel dans une école d’architecture est pratique courante dans les premières années de la vie active. La théorie et l’enseignement nourrissent la pratique et vice-versa. Parmi les associés des huit bureaux rencontrés, la grande majorité d’entre eux est ainsi engagée dans l’enseignement. Ils occupent divers postes d’assistanat auprès d’éminents professeurs à l’EPF de Lausanne et à l’ETH de Zurich, ou de chargés de cours à l’école d’ingénieurs de Genève (hepia) (2). D’autres poursuivent leur formation au travers de thèses et de postes liés à la recherche à l’EPFL.(3)

Le bénévolat au bénéfice de groupements d’architectes comme la SIA ou la FAS, ainsi que pour des associations est également monnaie courante et offre l’activation d’un réseau d’échanges incomparable et un autre style de formation continue. Le développement de compétences spécifiques et complémentaires à la pratique architecturale, telles que l’écriture, la photographie, la production d’images 3D, offre ainsi un plateau d’échanges sans comparaison où chacune des pratiques s’alimente l’une de l’autre. Ainsi, Yves Dreier écrit régulièrement des articles dans la revue werk, bauen + wohnen ; Eik Frenzel pratique la photographie professionnellement et les associés de xy-ar.ch sont connus pour la production d’images 3D au service des bureaux d’architectes : Flexibilités et compétences multiples sont les qualités de la jeune génération, qui maîtrise les outils techniques, et les différentes étapes d’un projet, de la conception au dessin sur ordinateur à la gestion de chantier.

Les quelques incertitudes résident naturellement plus sur le temps nécessaire à se profiler sur un marché, dans lequel les bureaux de qualité abondent et sur la durée de cette période faste. Conscients du caractère éphémère d’un succès et très humbles, les jeunes créateurs d’entreprises portent leur attention sur le développement de plusieurs projets et activités en parallèle avec l’objectif de garantir une certaine pérennité à leurs bureaux. Les seules limites pressenties du début de carrière sont plus dues au manque de références construites qu’à l’âge à proprement parler. Il est question de faire ses preuves et d’acquérir la confiance de ses interlocuteurs, mais les barrières semblent vite disparaître une fois qu’une relation de confiance est établie. Une attitude dynamique et entrepreneuriale est caractéristique de ces jeunes architectes. Ils semblent parfois renouer avec une pratique immobilière vieille d’un demi-siècle, qui consiste à acquérir un terrain et y développer un projet avec l’intention de le promouvoir à la vente, une manière de garder une certaine liberté conceptuelle et d’assurer un revenu potentiel, à l’image de la pratique du bureau Fruehauf Henry & Viladoms à Lausanne, au bénéfice d’un terrain mis à leur disposition pour un certain temps, et qui y a développé un projet de villas jumelles à Jouxtens-Mézery avec l’ambition de les vendre sur plans. La conservation du patrimoine, ainsi que la sensibilité écologique et économique profitent à la plupart de ces nouvelles agences, les projets de rénovation étant de plus en plus nombreux. C’est le cas de Schmid & Jimenez et de Savioz & Fabrizzi, actifs principalement dans le Canton du Valais où les commandes directes sont favorisées et multipliées par le peu de concurrences ambiantes.

La recherche d’une formation continue, l’internationalisme et l’ouverture d’esprit de ces jeunes projeteurs et constructeurs leur ouvrent presque toutes les portes. Cette nouvelle solidarité riche d’échanges, la chance des concours qui propulsent les meilleurs sur le devant de la scène atténuent les réserves liées au temps nécessaire à développer une activité pérenne. L’âge ne semble en aucun cas être une limite dans leur vie professionnelle, même s’ils n’oublient pas qu’ils doivent faire leurs preuves au coeur d’un marché très concurrentiel et encore très masculin. Engagée et passionnée, confiante et pleine de vigueur, la génération 1975-1985 repousse les stéréotypes de fonctionnement, transforme les manières de faire et a encore de belles années devant elle en Suisse romande. La qualité de l’environnement construit a de quoi s’en réjouir !

(1) Lorette Coen, « Les jeunes bureaux plus confiants que jamais », in : Espaces contemporains, avril 2010, p. 93.

(2) Guillaume Henry (Fruehauf Henry & Viladoms) est assistant des professeurs Buchner & Bründler à l’ETH de Zurich depuis cet été, après l’avoir été auprès des professeurs Müller & Niggli pendant deux ans dans la même institution. Cyril Lecoultre (bunq) chargé de cours de construction à l’école d’ingénieurs de Genève en 2009 et 2010 et aujourd’hui assistant du professeur Rey à l'EPFL depuis 2010, aux côtés de Loïc Fumeaux, Julien Grisel a occupé une place d’assistant auprès du professeur Mangeat et des professeurs invités Galletti & Matter à l’EPFL. Citons encore Laurent Gaille (bunq) qui a occupé le poste d'assistant de recherche du professeur Louis à l'école d'Ingénieur de Genève pendant 6 ans et a été chargé de cours de construction dans cette même école en 2009 et 2010. Philipe Gloor est depuis 2008 chargé de cours de construction à l'école d'ingénieur de Genève (hepia). Nicolas Rossier (Clavien & Rossier) enseigne actuellement en qualité de chargé de cours dans la même institution à Genève, tandis qu’Yves Dreier occupe une place d’assistant dans le laboratoire du professeur Bassi à l’EPFL, après avoir travaillé avec les professeurs Staufer et Hasler.

(3) Frédéric Frank mène un post-doc à l’EPFL dans le laboratoire de recherche du professeur Marchand. Julien Grisel (bunq) a rédigé une thèse à l’EPFL, sous la direction du professeur Frey. Loïc Fumeaux (xy-ar.ch) commence lui aussi une thèse, sous la conduite du professeur Rey à l’EPFL.

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