Un lieu de production

La Friche la Belle de Mai, Marseille ARM Architecture, Matthieu Poitevin

Francesco della Casa

Depuis plus de vingt ans, à Marseille, l’ilôt culturel de la Friche la Belle de Mai s’est installé en développant une architecture institutionnelle originale. Contrairement à une idée reçue, elle n’est pas issue d’un squat, mais de la mise en évidence progressive d’une convergence d’intérêts entre des acteurs aussi divers qu’un collectif d’artistes et de producteurs culturels, le propriétaire du fonds immobilier ou les autorités, municipales et régionales. En parallèle, sous la houlette de l’architecte Matthieu Poitevin (1), elle a mis en place une méthode de planification urbaine ouverte, laquelle a été capable de s’adapter aux besoins changeants des occupants du site tout en sachant tirer le meilleur parti de la structure bâtie existante. Sa mise en œuvre n’ayant bénéficié que de ressources financières très limitées, Matthieu Poitevin a développé une grammaire architecturale pragmatique et inventive, basée notamment sur le remploi des matériaux trouvés sur place, la minimisation des découpes et des chutes, l’utilisation de matériaux industriels ou le recours aux savoirs-faire des techniciens du spectacle.
Pour comprendre les conditions ayant permis au projet Friche d’émerger, il faut examiner la situation urbaine de Marseille au début des années 1990, quand la ville comptait environ 700 hectares de friches industrielles, alors qu’elle faisait face, simultanément, à une forte baisse de sa démographie. Installée depuis 1868 à proximité de la gare Saint-Charles, en bordure du quartier ouvrier de la Belle de Mai, la SEITA (Société d'exploitation industrielle des tabacs et des allumettes) y occupera une surface de 120’000 m2. Près de 540 ouvriers travailleront là au conditionnement et à l’expédition des feuilles de tabac, jusqu’à la cessation des activités de la SEITA en 1990. Le site devient alors une friche industrielle.

C’est alors que Christian Poitevin, adjoint délégué à la culture (2) , obtient un soutien politique pour la reconversion des friches industrielles en espaces pour à la culture. Après quelques tentatives préliminaires, il fonde avec Philippe Foulquié, directeur du théâtre Massalia, et Alain Fourneau, directeur du Théâtre des Bernardines, l'association « Système Friche Théâtre » (SFT). Son but consiste à procurer aux artistes des lieux et des conditions de production qui leur permettent de réduire leur dépendance envers les collectivités publiques.
En mai 1992, l'association s'installe dans l’ancienne Manufacture de tabacs, avec l’accord de son directeur de l’immobilier. De cette manière, la SEITA peut règler ses problèmes de gardiennage, d’une part, et envisager de thésauriser la valeur du foncier, d’autre part. Philippe Foulquié devient le directeur de la Friche, qui accueille en priorité des gens ayant des capacités et des projets de production ou de programmation. Le peintre suisse Pierre Gattoni, qui réalisait les décors pour le théâtre de la Poudrière à Neuchâtel, s’installe à la Friche quand se présente l’opportunité d’y créer des ateliers. Depuis ses débuts, la Friche accueille donc des producteurs, qui à leur tour accueillent des artistes. En ce sens, elle se démarque des scènes nationales ou des centres culturels régionaux.
Le choix de son nom de baptême a sans doute lui aussi joué un rôle considérable dans la réussite de la Friche. Evoquant l’identité du quartier voisin, lequel doit son nom à une ancienne fête de printemps célébrant une jeune fille vierge, soigneusement calibrée pour créer une bonne assonance métrique, « La Friche la Belle de Mai » est baptisée le 1er mai 1992.

La présidence Jean Nouvel

Assez vite, les protagonistes prennent conscience du fait que ni l'occupation du site, même consentie par le propriétaire, ni l’invention d’un nom, aussi beau soit-il, ne suffisent à assurer la durabilité du projet. Il fallait des règles, des processus de fonctionnement. II s'agissait, surtout, de théoriser ses objectifs en tant que nouveau phénomène urbain, mais également d'assurer une relation contractuelle avec les autorités municipales. A l'aide de l'architecte Jean Nouvel, qui prend la présidence de l’association Système Friche Théâtre, les animateurs de la Friche élaborent, à partir de 1995, le «Projet Culturel pour un Projet Urbain» (PCPU).

Un Projet culturel pour un projet urbain

A partir de 2000, Matthieu Poitevin a établi un inventaire des besoins des résidents pour permettre d’établir un schéma directeur global du site, en collaboration avec Patrick Bouchain, qui occupe la fonction d’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO). Cette position, qui manquait jusqu’alors, est celle d’un pivot entre la structure associative SFT et la collectivité publique de la Ville de Marseille. Intitulé « L’air de ne pas y toucher », ce schéma directeur recense les caractéristiques spatiales d’un îlot, le diagnostic structurel des bâtiments, les dimensions des espaces qui s’y trouvent et le programme des activités que l’on souhaite y mener.
L’inventaire est réalisé sous la forme de quatre séries de fiches : un état des lieux, une liste des travaux généraux pour permettre l’accueil du public ; une série d’améliorations pour les bâtiments à réhabiliter, l’addition de nouveaux projets de construction. La programmation est esquissée en fonction des besoins des différentes disciplines, à savoir les arts visuels, l’audiovisuel et le cinéma, la musique et le spectacle vivant.
Assez vite, le premier schéma va devoir être réadapté. Le deuxième schéma, intitulé « l’air 2 ne pas y toucher », sera validé en Conseil Municipal en juin 2005. Puis il laissera la place à un troisième, « jamais 2 sans 3 », enrichi en vue d’inclure la Friche la Belle de Mai dans le dossier de candidature de Marseille capitale européenne de la culture 2013, dont elle deviendra l’un des cinq projets majeurs.

Ce plan, dont la qualité et la précision ont étonné les techniciens des services de la Ville de Marseille, a ensuite été validé en délibération municipale, ce qui lui a donné force de loi. On est donc ici en présence d’une exception urbanistique, où ce sont les usagers qui définissent et produisent le schéma d’urbanisme ! C’est là un exemple unique d’un processus d’autonomisation du développement urbain.

Construire avec peu

Pour passer du schéma d’urbanisme à la réalisation construite, il y avait très peu de moyens. Cette condition rigoureuse s’est traduite par l’invention d’un langage architectural capable de tirer parti de la plus modeste circonstance. Normalement, le premier réflexe quand on veut construire et que l’argent manque, c’est de construire petit. Mais ici, pour construire pas cher, il a fallu construire grand, à l’échelle du bâtiment industriel que l’on devait modifier. Ensuite, il a fallu mettre au point une grammaire constructive correspondant aux savoir-faire disponibles. Les matériaux ont été mis en œuvre de la manière la plus élémentaire possible, en réduisant les découpes au maximum. Tous les éléments de construction capables de continuer à rendre service ont été maintenus. Parfois, on se contente de gratter des couches d’enduit qui avaient été ajoutées au fil du temps, sur les sols ou sur les parois. Il en résulte visuellement, de façon tout à fait surprenante, que les accords de matières et de couleurs « sonnent » juste, comme si l’état de nécessité était la condition la plus sûre de l’esthétique.

Pour le bâtiment des anciens entrepôts, la trame de poteaux de 7,5 m par 7,5 m a été conservée, parce qu’il n’y avait pas d’argent pour ajouter, supprimer ou déplacer des poteaux. Matthieu Poitevin a ensuite adopté une architecture de « l’enlevé », obtenue par le découpage ciblé des dalles de l’entrepôt, qui permet d’offrir à chaque patio un caractère unique, cette diversité permettant à chaque utilisateur de s’orienter dans cette médina. Les murs des ateliers ont été montés en parpaings de béton cellulaire, ce qui permet d’assurer une isolation thermique et acoustique suffisantes. Ils ont été livrés apparents, l’ensemble des dispositifs d’équipements techniques étant posés selon un calepinage méticuleux. Le coût moyen de la réhabilitation est ainsi très réduit, à savoir entre 350 et 400 euros par m2. Chaque utilisateur est ensuite amené à compléter la construction selon ses aspirations et ses moyens.

Ouvert en 2006 à l’initiative de SFT, le restaurant « Les Grandes Tables» est le centre névralgique de l'îlot 3. Réalisé par les équipes de techniciens du spectacle de la Friche, ses parois en parpaings sont simplement revêtues d’une trame répétitive de segments colorés. Les abat-jours cyclopéens des luminaires sont réalisés au moyen d’un voile d’acier rectangulaire, plié en cône sans découpe.

Inaugurée en 2012, la crèche a été construite dans l’ancien réservoir d’eau pour les locomotives. Elle est une sorte de maquette en miniature de la Friche la Belle de Mai. Les ouvertures ont été sciées dans le mur de contention en pierre de taille, puis munies de cadres en bois pour les portes et fenêtres. La lumière naturelle inonde les pièces accueillant les enfants par le biais d’un dispositif de patios, de manière à favoriser le confort climatique des espaces intérieurs.
Coiffant le bâtiment des Entrepôts, le Panorama est une grande boîte blanche constituée d’une structure métallique revêtue de tôle plissée industrielle, elle-même revêtue de polycarbonate ondulé. Appelé à devenir le centre de gravité de la Friche la Belle de Mai, ce lieu d’exposition est situé en l’air et en porte-à-faux, ce qui permet de créer un surplomb définissant spatialement le parvis de la place d’accueil inférieure. La grande place supérieure, crée sur la toiture des entrepôts, est un lieu fortement investi pour performances et fêtes. Il est rendu accessible à tous grâce à une rampe serpentine, la « piste de bobsleigh ». L’ensemble a été livré en 2012.
Jouxtant les Entrepôts, l’ancienne tour administrative contenant des ateliers d’artistes et d’artisans fait l’objet d’une réhabilitation soignée, en vue de la mettre en conformité du point de vue structurel et de la protection contre le risque d’incendie. Comme pour l’Entrepôt, ses espaces d’exposition ont été mis à disposition sans finitions, celles-ci étant réalisées au gré de l’occupant.

Architecture institutionnelle

Parallèlement au développement construit de la Friche, l’association Système Friche Théâtre doit elle aussi réfléchir à son architecture institutionnelle. Dès 2002, certaines limites de la forme associative avaient commencé à surgir. Etant tributaire de moyens aléatoires, une association est surtout dans l’incapacité de gérer la transformation des lieux.
Après de longues discussions, une Société Coopérative d'intérêt Collectif (SCIC) est finalement fondée en juillet 2007, et placée sous la présidence de Patrick Bouchain. La SCIC correspond à un modèle économique marchand mais non lucratif. La plus grande part des bénéfices est affectée aux réserves, avec le but de maximiser l'investissement public en mutualisant ressources et dépenses ou en recherchant d'autres modes de financement, par la concession de droits d'utilisation pérennes pour des activités ayant leurs propres modèles économiques (logements, commerces, cinémas, etc..).
Néanmoins, deux ans avant la caducité de la promesse de bail, le financement demeure insuffisant. En effet, selon la loi, le montant maximum pouvant être affecté à la SCIC ne pouvait excéder 30% du total des investissements. La solution viendra du hasard d’une rencontre avec un fonctionnaire de la DATAR, qui attire l’attention de Patrick Bouchain sur une disposition contenue dans le Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009. A l’article 14, celui-ci contient la notion de Service d’Intérêt Economique Général (SIEG), qui apparaissait dès 1957 dans le Traité de Rome. Dès lors, il devient possible d’obtenir des financements jusqu’à hauteur de 90%, dès lors que l’entreprise à laquelle est déléguée la mission d’intérêt général est de nature économique, que cette mission correspond à une obligation de service public et que la puissance publique est explicitement investie dans cette entreprise (3).

Cette circonstance souligne à quel point il avait été vital, pour que l’expérience de la Friche la Belle de Mai puisse continuer, de ne pas se laisser enfermer par une méthode préconçue, des formes préétablies ou des présupposés idéologiques. Il fallait au contraire rester en prise avec le réél dans le temps long, et surtout être capable de repérer et de se saisir de dispositions nouvelles qui, parfois, n’existaient pas au préalable.

(1) Fondateur avec Pascal Reynaud du bureau ARM

(2) Père de l’architecte Matthieu Poitevin, il est également connu sous le nom de Julien Blaine, poète et performeur

(3) Cette structure institutionnelle, comme l’histoire de la Friche, sont développés plus largement par l’auteur dans l’ouvrage « La Friche la Belle de Mai », Editions Actes Sud, ISBN 978-2-330-01628-9.

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