Encore un peu de patience …

Révolution de l’imprimante 3D

Marc Frochaux

Des armes à feu, des artefacts anciens, le vagin de l’artiste japonaise Megumi Igarashi, et maintenant le buste doré d’Edward Snowden… Nous découvrons tous les jours l’étonnante faculté qu’a l’impression 3D de matérialiser des objets qui ne sont pas censé exister. A l’époque où la reproduction mécanique était perçue comme un danger pour l’art, Walter Benjamin constatait qu’elle n’ôtait en rien l’aura de l’artefact original, chargé de présence, dans le temps et l’espace. Qu’en est-il maintenant d’objets reproductibles qui n’ont pas d’originaux ? Où est l’aura ? L’anthropologue Victor Buchli compare de tels objets avec les prototypes byzanto-chrétiens (comme les icônes orthodoxes) qui ont peuplé notre culture occidentale, en agissant comme médiateurs avec un univers immatériel – ou un univers à venir. Et, en effet, les innovations récentes en la matière sont fortement chargés d'utopie. C'est peut-être à ce niveau qu’il faut déceler le véritable intérêt d’une technologie capable de créer des objets potentiels. Au lieu de se demander si l'imprimante 3D va s'imposer à nous, les artistes, les designers et les architectes doivent s’en emparer pour lui donner une signification. Tout le problème est là: que faire avec une machine qui nous donne la possibilité d’imprimer directement de l’information ?Avec la rapide évolution des procédés, leur accessibilité et la démultiplication des matériaux, l’imprimante 3D entre dans le domaine du design et de l’architecture – non plus seulement comme aide à la conception, mais bien comme machine de production, à toutes les échelles. C’est une bonne dose d’utopie qui conduit cette marche vers l’innovation.

Imprimer le monde

Même le paysage s’imprime: dans la péninsule arabique, des pierres et des coraux sont actuellement produits massivement pour « re-naturer » les côtes, désertées de leurs poissons. Quand la matière peut être informée à loisir, un nouveau métabolisme apparaît, qui contribue encore à estomper cette limite mentale que nous établissons toujours – sans doute par réflexe – entre « nature » et « culture ». Une quantité de matériaux sont aujourd’hui disponibles sur un marché en pleine croissance et nous assistons chaque mois à de nouveaux Stoffwechsel improbables, qui posent de nouveaux problème d’esthétique matérielle: la céramique, la glace, le verre, des matériaux organiques et même quelque chose qui ressemble à du bois. Enrico Dini a mis au point un procédé d’impression par stéréolithographie utilisant du sable et un liant au magnésium qui, une fois séché, ressemble à s’y méprendre au grès naturel.

Ce marché exponentiel des matières imprimables a ouvert une réflexion sur le recyclage du plastique, toujours constituant no. 1 des filaments. Les pneus, les filets de pêche et les continents de déchets qui tourbillonnent sur nos océans deviennent un filon exploitable, qui entre dans de la transition vers une économie circulaire, plébiscitée par exemple par la fondation Ellen McArthur. Dans cette vision, les artefacts imprimés, s’ils ne sont pas biodégradables, seront re-fondus et ré-imprimés, initiant le cycle utopique d’un monde en perpétuelle ré-impression.

Si les artefacts étaient autrefois caractérisés par l’artisanat ou le travail d’usinage, dans l’ère du filament, ils document le travail de collecte, à l’échelle planétaire, des déchets de l’humanité. Avec beaucoup de bonnes intentions, nous voyons alors se dessiner une nouvelle logistique circulaire à grande échelle, voire des scénarios d’une nouvelle économie globale où les pays en développement travailleraient au recyclage de la planète.

De la 3e à la 4e révolution

Avec le développement récent du processus additif métallique, c’est la façon de penser les structures qui pourraient être repensé, en produisant à coûts réduit des éléments adaptés pour résoudre localement les efforts. Alors que le joint traditionnel était pensé en conjonction avec l’ensemble d’une structure, ce nouveau type de liaison se soustrait au système, en prenant directement la forme des résultantes de la géométrie, en un moment précis: de la pure information, en acier.

C’est cette propriété d’adaptabilité extrême du digital qui peut exploitée pour individualiser les éléments autrefois produits en série. Adidas est sur le point de mettre sur le marché la première basket imprimée dont la semelle est parfaitement ajustée au pied du porteur. Ce n’est pas un hasard si l’industrie vestimentaire se précipite sur l’impression 3D: nulle part le conflit entre production sérielle et solutions individualisées n’est aussi problématique. Si l’imprimante peut résoudre ce conflit, inhérent au design industriel, alors c’est la fin des standards.

Mais qui parle encore de design industriel ? Depuis 2015, les imprimantes personnelles sont accessibles à moins de 1000 CHF. Chacun peut avoir sa petite usine à domicile. Comme dans le partage de contenus sur le web, les fichiers peuvent circuler librement sur des plate-formes internet et être imprimés à distance. Cette propriété a popularisé l’idée d’une « 3e révolution industrielle », une économie collaborative, qui élimine les coûts engendrés par les étapes intermédiaires entre la conception et la réalisation (stockage, marketing, distribution). Certains penseurs de l’économie, comme l’ancien ministre grec Yanis Varoufakis, estiment que ce modèle pourrait contribuer à remplacer à l’économie capitaliste, dans laquelle les chaînes de production se concentrent dans les mêmes mains…

Si le designer ne fabrique plus que des protocoles ouverts, les délimitations traditionnelles entre concepteur et consommateur sont également redéfinies. L’impression 3D semble réactualiser le vieux rêve de l’Antidesign, que Joe Colombo théorisait à la fin des années 1960: celui d’un marché dans lequel le consommateur participe au design de son environnement. Elle annoncerait donc non seulement la fin des standards, mais également la décentralisation de la conception.

Mais cette hypothétique révolution sociale a déjà été rattrapée par un autre narratif, celui de la « 4e révolution », une étape de plus vers l’automation totale, qui ne poursuit qu’un seul objectif: produire plus vite, à moindres coûts. A Davos, on prévenait: « 5 mio. d’emplois sont menacés. » Alors que certains se demandent quand Apple créera une imprimante 3D, il serait plus juste de se demander quand le premier Apple sera entièrement créé par impression digitale, sur sol américain. Ce sont les répercussions économiques globales de cette redistribution radicale qu’il faut observer: dans son rapport annuel de 2013, l’Atlantic Council expliquait déjà que le passage à une production locale par impression 3D viendra substituer les pays consommateurs à leurs dépendances aux pays producteurs.

Nouvelle échelle

Enfin, ce qui a changé récemment, c’est la taille des imprimantes. Le KamerMaker, utilisé en ce moment pour réaliser la « Canal House » d’Amsterdam doit faire la démonstration des différents avantages de l’application de la technologie à l’architecture: précision d’exécution, contrôle du processus et économie de matériau, étant donné que le processus additif n’entraîne théoriquement pas de perte.

La Canal House exploite les filaments plastiques, mais plusieurs entreprises et laboratoires travaillent sur l’impression en béton à haute performance. S’il manque encore des connaissances complètes sur le comportement des structures imprimées, d’aucuns estiment que la technologie s’imposera forcément dans la construction. La conjonction de toutes les étapes de réalisation en une seule machine nourrit l’utopie de créer des chantiers mobiles et rapides, immédiatement mobilisables en cas de catastrophe et capables d’exploiter les ressources locales, comme la terre. Avec un humanisme candide, la firme italienne WASP souhaite produire avec une imprimante géante des habitations à prix réduit pour les populations les plus démunies de la planète, en développant l’impression à base de terre argileuse.

Or, la ville imprimée est déjà une réalité. En Chine, l’entreprise WinSun s’est inspiré de la technologie du Contour Crafting actuellement en développement, et entend réaliser 20’000 maisons génériques, imprimables en 24 heures… Cela se passe en ce moment dans la province du Sichuan – certainement la plus gourmande du monde en béton. C’est une pure logique d’économie de chantier qui conduit ce projet, qui exploite les déchets de chantiers et le sable de la région et réduit au maximum la main d’œuvre pour abaisser les coûts. Mais le procédé n’exploite pas le potentiel de la technologie digitale. Les parties de maisons ne sont qu’un gros œuvre traditionnel. Au delà des possibilités formelles, le véritable enjeu de la technologie est la possibilité d’intégrer tous les services de l’habitat dans un seul protocole.

Nouveau paradigme ?

Parce qu’elle est fondé sur le digital, l’immersion 3D permettra de repenser les processus de fabrication eux même. Si l’innovation est encore balbutiante, la recherche montre quelque ambition: à l’ETH, une chaire menée par Benjamin Dillenburger sera consacrée dès 2016 au développement de l’architecture par impression. A la chaire de fabrication digitale de Gramazio et Kohler, Norman Hack et son équipe veulent démontrer que l’impression 3D peut réactualiser la tradition du béton « textile », ou ferro-cement, coulé sans coffrages. Au lieu d’imprimer un mur, il s’agit ici d’imprimer son armature, en un maillage triangulé qui peut prendre des formes complexes (comme des surfaces en double courbure), puis de projeter le béton sur sur ce treillis tridimensionnel. Si les polymères imprimés ne sont pas les meilleurs adhérent au béton, l’équipe travaille actuellement sur une version métallique, non plus imprimée, mais véritablement tricotée par le robot.

Selon Ludger Hovestadt, professeur titulaire de la chaire CAAD à l’ETH, il ne faut pas se contenter d’utiliser cette technologie pour imprimer des éléments traditionnels additifs, ou produire des ornements toujours plus complexes. L’imprimante 3D offre aujourd’hui la forme [Aussdrucksform] la plus radicale du digital. Fini les standards et les trames: l’algorithmique permet de résoudre l’intégration de tous les paramètres d’un projet sans les subordonner à un système contraignant.

Il est difficile de trouver la forme de ce qui s’écrit uniquement en langage algébrique. Avatar exosquelettique du joint d’Arup, la coque unibody du MacBook nous en offre peut-être la meilleure traduction formelle actuelle: obtenue par fraisage digital, celle-ci n’est pas un habitacle, mais une « colle », la pure résolution informationnelle des relations entre les différents systèmes de la machine. Pour Ludger Hovestadt, le digital représente un nouveau stade dans la conception de l’architecture. Mais il prévient: tout comme les architectes de la Renaissance ont mis trois siècles à maîtriser les nouveaux outils de description géométrique, nous mettrons peut-être tout autant de temps à maîtriser ce nouveau langage… C’est pourquoi il ne faut pas être impatient.

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