Un acte de générosité

Peter Zumthor au Kunsthaus de Bregenz

Tiago P. Borges

When an architect is thinking, his work is always architecture, whatever form it appears in.
John Hejduk

Pour fêter son 20ème anniversaire, 1997-2017, le Kunsthaus de Bregenz (KUB) a invité son architecte pour mettre en place une exposition monographique. Face à l’opportunité d’exposer à l’intérieur d’un de ses projets, Peter Zumthor travaille autrement l’exposition d’architecture en s’éloignant des modèles les plus répandus. Fidèle au titre qu’il a choisi, Dear to me, Zumthor articule un «festival » où il regroupe de multiples expressions de l’art dans son lato sensu – photographie, installations, musique et littérature – qui lui sont particulièrement chères et qui font partie intégrante de son univers-référence. Dear to me occupe l’ensemble des espaces du KUB selon un programme conçu par Peter Zumthor avec l’appui de l’expert en littérature Brigitte Labs-Ehlert et du musicien Peter Conradin Zumthor.
En 1988, dans un texte qui présentait l’exposition Partituren und Bilder à l’Architekturgalerie de Lucerne, Zumthor évoquait des partitions musicales pour se référer à ses dessins. La musique, souvent présente dans ses écrits, est l’élément qui s’invite au niveau de l’entrée du KUB. L’espace d’accueil est dominé par le rouge écarlate d’un immense tapis aux contours linéaires et définis ; au centre, un volume bas et noire sert de scène et élève les musiciens et les artistes, sans sacrifier une proximité presque intimiste entre ceux-ci et le public. Le pourtour est ponctué librement de chaises et fauteuils qui lui confèrent un caractère de salle d’auditions. Ici, l’exigeante programmation musicale choisi par Peter Zumthor et Peter Conradin Zumthor a lieu pendant toute la durée de l’exposition et est accessible aux plus assidus.
Au premier étage, l’espace doté de la scénographie la plus simple, accueille les photos des parcours que le grec Dimitris Pikionis a conçu pour l’Acropole, magistralement prises par Hélène Binet en 1989. Les impressions, en noir et blanc, aux formats imposants, sont disposées asymétriquement sur les murs; elles documentent un regard attentif et proche des topographies sentimentales de l’auteur grec. Au centre de la pièce se trouve une petite boîte à musique que chaque visiteur peut actionner. La boîte est fixée sur un volume en bois où le son résonne et s’amplifie. Au dessus de la boîte, suspendue au plafond, se trouve une bande de papier perforée avec la mélodie Tinkle for P.Z., une œuvre de la compositeur autrichienne Olga Neuwirt, commandée spécialement pour l’évènement. En quelque sorte, chaque visiteur est invité à devenir un musicien. Le Tinkle ne se répète jamais car chacun imprime sa vitesse, donne un rythme, des pauses, des intervalles et enfin son tempérament. À côté l’un de l’autre, le travail de Binet et celui de Neuwirt, traitent des thèmes identiques et de dimension architecturale : l’idée de parcours et l’importance de la composition, le tact et les textures, le visible de l’invisible. La bande perforée face à la boîte à musique est ainsi comparable aux détails de la stéréotomie des parcours de Pikionis face à l’objectif de Binet. Entre les deux, le vide de la pièce se révèle un élément médiateur plus essentiel que dérangeant.
En pleine montée, l’air se charge d’une odeur de bois et papier jauni. Un navire-librairie s’est amarré. Il s’agit de la grande collection de livres de l’antiquaire «Narrenschiff» - Le Navire des Fous - de Walter Lietha, ami de Peter Zumthor, qui déménage de Chur à Trin. Les explications restent trop succinctes. La collection, soigneusement rangé dans des étagères noires, disposées en arcs de cercle autour d’un vide, structurent la salle aux traces labyrinthiques. Plusieurs tables et chaises ponctuent le tout et sont utilisées comme lieux d’étude et de lecture pour tous. Le musée veut être une bibliothèque. Le centre sert d´atrium littéraire – selon les mots de Thomas Trummer, le directeur du KUB – où ont lieu les évènements littéraires tels que des déclamations et les conversations entre Peter Zumthor et ses invités chaque dimanche matin pendant la durée de l’exposition.
Au dernier étage, l’architecture de la salle a été touché. Des légères modifications ont été suffisantes pour changer la perception du lieu. L’arrivée entre deux masses verticales donne lieu à un passage de plus petites dimensions. L’intérieur est devenu un espace unique, fermé sur lui même et ouvert à la lumière céleste. La salle abrite la plus belle installation de toute l’exposition - un jardin onirique des artistes Gerda Steiner et Jorg Lenzlinger. Des éléments de motifs végétaux qui se fondent avec des corps artificiels ; des métamorphoses de fleurs séchées, des plastiques et des filets, ponctuées de motifs colorés; des espèces de fleurs qui restent à inventer, suspendues comme des mobiles qui s’agitent lors de notre passage; efflorescences aux couleurs vives, réactions chimiques et même des plantes épineuses poussent des murs. Tout cela dans une légèreté qui suspend le temps. Un temps où l’étrangeté et la familiarité se tutoient. Le thé chaud servi dans des tasses en porcelaine fine, et la lumière diffuse d’un soleil automnal, rendent difficile toute tentative de description impartiale de l’extraordinaire travail de Steiner et Lenzlinger.
Dans l’exposition Dear to me, Peter Zumthor part vers un format radicalement diffèrent de ses expositions précédentes au KUB – Bauten und Projekte 1986–2007 en 2007 et Architekturmodelle en 2012 au KUB Sammlungsschaufenster. Les propositions qui composent Dear to me ne se réfèrent jamais de façon explicite à l’architecture de Peter Zumthor – un choix que certains peuvent regretter – mais les terrains d’entente demeurent nombreux pour ceux disposés à faire le chemin proposé. Les premiers indices de ce cheminement sont d’ailleurs donnés au niveau d’accueil par les collages-video du réalisateur Christoph Schaub.
Par sa conception, Dear to me évite les « limitations » de la représentation de l’architecture dans un environnement muséal, mais déclenche un paradoxe : l’architecture – l’art de Peter Zumthor – est au centre de l’exposition mais son absence se ressent. L’attention ne se porte plus (directement) sur la discipline, et l’architecte préfère ainsi réunir un univers qu’il estime et qui se trouve en amont et en parallèle de son travail. La traduction entre les géométries de chaque œuvre et leur ‘influence’ dans le travail de projet de Zumthor n’est pas dévoilée. La lacune ouvre le champ de l’interprétation mais n’efface pas l’éloignement; elle souligne le propos de festival des arts et touche ainsi un publique plus vaste.
En ce qui concerne les œuvres pas éphémères exposées, Dear to me est un enchaînement d’œuvres autonomes – et aussi une recherche d’atmosphères – qui, à la lumière du travail de Zumthor, comporte un tout signifiant comme suggéré auparavant. La générosité de Peter Zumthor montre qu’il est possible d’assembler une exposition monographique qui surprend par l’effacement de l’auteur, par l’absence de liens explicites à son propre travail, et surtout par la célébration de l’Art d’autrui, tout en étant un geste personnel et autobiographique à propos d’architecture whatever form it appears in.

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