Reconversion de l’usine Sicli à Genève

Anna Hohler

Acquis par l’Etat de Genève début 2012, l’ancienne usine Sicli, l’un des ouvrages les plus exceptionnels de l’ingénieur Heinz Isler, fonctionne depuis bientôt deux ans comme lieu culturel dédié à l’architecture, l’urbanisme et le design. Histoire d’une reconversion réussie malgré l’absence totale de subventions publiques ou privées.

Qui a vraiment donné l’impulsion nécessaire à l’acquisition par l’Etat de Genève de l’usine Sicli ? On ne le saura pas, même si quantité de personnes voudraient bien s’attribuer la paternité de l’idée. Toujours est-il que ceux qui font aujourd’hui en sorte que ce lieu existe, qu’il puisse accueillir une programmation culturelle riche et diversifiée et qu’il rayonne déjà bien au-delà des frontières genevoises n’ont suivi les négociations pour le rachat de la friche industrielle que de loin.

L’histoire commence en 2011, lorsque l’agence genevoise de l’entreprise d’extincteurs SICLI (Secours immédiat contre l’incendie), sise au 45, rue des Acacias, déménage à Plan-les-Ouates, dans la périphérie genevoise. Elle laisse ainsi vide un bâtiment industriel construit en 1968 par l’ingénieur Heinz Isler, auteur de 1850 voiles en béton mince édifiés dans toute l’Europe, et l’architecte Constantin Hilberer. De la qualité de leur collaboration résulte un édifice qui sort du lot de la production foisonnante de l’ingénieur, exceptionnel dans sa configuration spatiale et son affirmation plastique (1). Il est composé de deux coques en béton à géométrie libre sous lesquelles se déploie, au sud, un espace de presque 800 mètres carrés sous une grande coupole de 8 mètres de haut et, au nord, un rez surélevé avec hall d’accueil et plusieurs bureaux ou salles de conférences, surmonté d’un espace ouvert situé sous la deuxième coque, plus petite. Reliés par une cage d’escalier, les deux dômes épousent en leur flanc une échancrure qui accueille un patio planté de conifères. Situé au cœur du quartier Praille Acacias Vernets (PAV), le bâtiment occupe en plus une position stratégique dans un périmètre proche du centre-ville appelé à se transformer en profondeur dans les années à venir.

En août 2012, le bâtiment Sicli est inscrit à l’Inventaire des monuments d’art et d’histoire du Canton qui, le 1er janvier de la même année, est devenu propriétaire de l’édifice racheté pour 7 millions de francs. Placé sous la responsabilité de deux départements, celui de l’urbanisme (à l’époque Département des constructions et des technologies de l’information) et celui de l’instruction publique et de la culture (DIP), il est censé répondre à une forte demande des milieux culturels suite à la fermeture de plusieurs lieux culturels alternatifs en ville. On envisage alors d’y installer les bureaux du projet PAV et d’ouvrir au sous-sol un lieu nocturne pour les cultures émergentes.
Las ! Un groupe de réflexion d’une dizaine de personnes, mandaté par les Conseillers d’Etat Mark Muller et Charles Beer, arrive très vite au constat que l’ancienne usine, aux façades entièrement vitrées, ne convient ni pour des bureaux, ni pour des manifestations générant du bruit. Le groupe, qui réunit des experts extérieurs et divers représentants du Service cantonal de la culture et du Département de l’urbanisme, décide alors que le lieu sera dédié à l’architecture, l’urbanisme et le design, domaines jusqu’ici sans domicile fixe à Genève, malgré une activité foisonnante. Il identifie comme partenaire privilégié la Maison de l’architecture qui, comme son nom ne l’indique pas, est une association nomade qui se mobilise depuis 2002 pour sortir l’architecture du cadre réservé aux professionnels à travers l’organisation de conférences, rencontres, expositions et balades à pied ou à vélo.

Aujourd’hui, deux ans plus tard, le Pavillon Sicli accueille quantité de manifestations dans le cadre d’une programmation qui peut se comparer sans hésitation à celle des grandes institutions du domaine (2), comme le centre d’architecture bordelais Arc en rêves, l’Arsenal de Paris ou le Musée d’architecture suisse à Bâle, et ceci sans aucune subvention ou soutien financier. Comment est-ce possible ?

Tout d’abord, un mandat de gestion administrative et financière confié par l’Etat à la société Arfluvial – qui gère par ailleurs le Bâtiment des forces motrices, usine hydraulique reconvertie en salle de spectacle en 1997 – permet de louer les espaces à des fins événementielles pendant trois mois par an, ce qui doit assurer un équilibre financier à terme. Les acteurs culturels doivent eux aussi passer par la location, mais bénéficient de tarifs préférentiels. Ce qui n’a pas empêché certains d’entre eux d’« être déçus » et, n’arrivant visiblement pas à faire la différence entre programmation et gestion, de s’inquiéter de « voir l’espace devenir à terme un lieu de cocktail » (3). « Cela touche une corde sensible », note Jean-Pierre Simonin, président d’Arfluvial. « En démontrant qu’on arrive à faire notre job sans recevoir de subventions, on perturbe ceux qui pensent que le business est forcément l’ennemi de la culture. »

Côté programmation, le succès en devenir de ce lieu culturel pas comme les autres repose avant tout sur l’engagement passionné d’une poignée de personnes, toutes bénévoles, ainsi que sur un fonctionnement souple et informel, un équilibre fragile qui peut être menacé à tout moment. Actuellement, il n’y a pas de responsabilité exclusive, pas de poste consacré à la programmation ou à l’animation du lieu qui imposerait ses choix. Les choses se font au jour le jour, à travers une concertation entre les différents interlocuteurs, la Maison de l’architecture (qui fédère elle-même toutes les associations professionnelles), le Département de l’urbanisme, le Service cantonal de la culture mais aussi la Haute école d’art et de design (HEAD) et la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture (hepia). Parfois, les agendas s’entrechoquent, on se voit obligé de renoncer ou, dans le meilleur des cas, accepte des collaborations inédites et imprévues.

Enfin, le lieu impose ses propres lois et fait pour ainsi dire le tri entre ce qui convient et ce qui ne convient pas. « C’est une coquille vide, un bâtiment qui n’est pas équipé et où il faut fournir un certain effort pour organiser ne serait-ce qu’une conférence », explique Barbara Tirone, architecte et membre du comité de la Maison de l’architecture. « Le Sicli a des règles spatiales qui ne sont pas celles d’une salle qui fait ‘boîte noire’. L’enjeu consiste alors à savoir jouer avec ces contraintes. » Pour Francesco Della Casa, architecte cantonal et membre du groupe de réflexion mandaté par l’Etat, « le bâtiment lui-même est la première chose qui mérite d’être vue. Il importait donc de l’occuper dès le début, même sans avoir arrêté un concept préalable. Par un heureux hasard, la première exposition qui y a eu lieu était, en mars 2012, celle créée par l’ingénieur Jürg Conzett pour la Biennale de Venise, Landscape and Structures. »

Joëlle Comé, directrice du Service de la culture, admet qu’ainsi « on arrive parfois à trouver des solutions qu’on n’a pas imaginé au début », et que c’est un work in progress. Sa collaboratrice Cléa Rédalié, conseillère en charge des lieux culturels, cite en exemple le mois de septembre dernier, où le Sicli a accueilli un spectacle d’après des textes de Peter Zumthor, programmé par le festival de La Bâtie en collaboration avec la Maison de l’architecture, la Semaine de la densité - urbanité organisée par la FAS Genève, les Design Days 2013 ainsi qu’une journée portes ouvertes de la plateforme Quartier de l’Etoile, qui réunit onze espaces d’art et lieux culturels situés dans le PAV, près des deux axes Acacias-route des Jeunes. Toutes ces manifestations ont entraîné une très large fréquentation du lieu, et début novembre, le grand dôme du Sicli a même vu passer 400 personnes en un seul soir, lors de deux représentations d’une suite de courtes pièces de la chorégraphe américaine Trisha Brown, figure légendaire de la danse postmoderne.

Mais de quoi sera fait l’avenir ? Le bureau a-architectes, sous la direction de Barbara Tirone et de François Joss, pilote en ce moment des travaux quasi chirurgicaux de mise en conformité du lieu suite à une autorisation de construire déposée l’année passée par J. Serrano SA. Il s’agit de toucher le moins possible à la substance bâtie de l’édifice tout en résolvant des questions essentielles d’accès ou de sécurité, le tout bien sûr avec un budget minimal (4).
Quant à la future animation et programmation du lieu, censé évoluer bon gré mal gré vers une organisation plus pérenne, l’architecte avoue « ne pas avoir de formule toute prête ». Pour elle, le succès actuel est le résultat d’une conjonction heureuse « des bonnes personnes au bon endroit » qui toutes s’engagent sans compter. Joëlle Comé et Cléa Rédalié laissent entendre que des discussions au sujet du futur modèle de gestion culturelle du lieu « sont en cours », sans pouvoir en dire plus. En parallèle, le mandat d’Arfluvial vient d’être prolongé de dix ans, ce qui assure une certaine stabilité au niveau financier. Ne resterait alors qu’a trouver comment conjuguer cette souplesse, cette flexibilité qui fait actuellement la force de Sicli avec l’institutionnalisation à venir. Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile.

(1) Une étude en cours du Laboratoire des techniques et de la sauvegarde de l'architecture moderne (TSAM) de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, mandaté par le Service des monuments et des sites du canton de Genève dans le cadre d'une mise en conformité au feu dont les travaux doivent avoir lieu l'année prochaine, va conclure « à la très grande valeur de l'ouvrage. Nous sommes, avec Sicli, en présence d'un édifice exceptionnel », note Yvan Delemontey, architecte et collaborateur scientifique du TSAM.

(2) Entre début 2012 et l’été 2013, le Pavillon Sicli a accueilli, entre autres, deux expositions (Jürg Conzett et Sou Fujimoto) et quatre conférences de la Maison de l’architecture, les Journées du patrimoine 2012, une dizaine d’expositions de résultats de concours d’architecture, des expositions et séances d’informations publiques du PAV, des conférences de presse du DU, des soirées de diplômes de la HEAD, le festival Antigel 2012 et plusieurs autres événements du domaine du spectacle vivant, la 3e édition de Mode Suisse (une plateforme de présentation pour des stylistes helvétiques) ainsi que de nombreux assemblées générales ou soirées privées.

(3) « Milieux culturels déçus : l’animation de l’usine Sicli est confiée à une société privée », Tribune de Genève, 18 septembre 2012

(4) Pour exemple, au lieu de remplacer une paroi en verre d’origine par des vitrages coupe-feu, on y installe un système de tuyaux qui, en cas d’incendie, fait couler un rideau d’eau.

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