Question?

Bernard Tschumi

A quelle question “l’architecture” est-elle la réponse? A quel moment une simple construction remplissant un besoin fonctionnel devient-elle architecture ? L’architecture est-elle nécessaire ? Peut-on se passer d’architecture ? Ce n’est certainement pas par hasard que la revue WERK, BAUEN und WOHNEN, fruit de la fusion de deux revues historiques ne comprend pas le mot « Architektur » dans son titre. L’architecture sert-elle à quelque chose, alors qu’on pourrait très bien se satisfaire d’œuvres (Werke) bien faites, d’habiter et construire (wohnen und bauen) ?

Le mot architecture semble pourtant évident, mais à nouveau quelle est la question dont il est la réponse ? Les aqueducs romains, les marchés couverts du moyen-âge, le Chrystal Palace conçu par un jardinier de génie au 19e siècle étaient-ils architecture ? Certainement pas dans l’esprit de ceux qui les ont construits.

Des philosophes (Hegel par exemple) ont appelé l’architecture un « supplément, » comme si l’architecture était quelque chose de surajouté à un objet initial qui pourrait se suffire à lui-même. Le Corbusier célèbre les silos et les ponts des ingénieurs et dénigre les architectes qui se mêleraient d’y ajouter un « supplément » décoratif on historicisant. Plus près de nous, mais il y a maintenant quand même un demi-siècle, Cedric Price prône le « le non-plan& » et « l’indifférence calculée » (« calculated indifference »), s’opposant à tout académisme, ce qui lui vaut d’être refusé de parole à l’ETH Zurich au milieu des années soixante car il y est dit que ce qu’il fait « ce n’est pas de l’architecture. »

Il y a donc ambivalence et paradoxe. Le même Le Corbusier en effet définira l’architecture « comme le jeu savant et magnifique de l’assemblage des volumes sous la lumière, » ce qui nous mène bien loin de l’objectivité mathématique des ouvrages d’ingénierie.

Où s’arrête la construction (bau) ? Où commence l’architecture ? Cette ambivalence se retrouve même en 2014 où, à la Biennale de Venise, une exposition – évènement s’intitule The Elements of Architecture. Sols, plafonds, murs, escaliers, ascenseurs etc. sont célébrés brillamment comme les « fondamentaux » de l’Architecture. Mais ne sont-ils pas plutôt des Elements of Building, communs à toute bâtisse ou cabanon et à toute opération immobilière de simples promoteurs ?

Une question comparable s’est clairement posée il y a exactement un siècle dans le monde de l’art (et non pas celui de l’architecture). Lorsqu’en 1914, Marcel Duchamp expose dans une galerie d’art un objet de tous les jours, un porte-bouteille ou un urinoir, il ouvre un champ d’investigation immense, qui divisera l’histoire de l’art du vingtième siècle en deux parties, que j’appellerai pour simplifier, Duchamp d’une part, Matisse d’autre part. Cette division allait au-delà des querelles de style : Dada, art conceptuel, land art, povera s’opposeront à abstraction, figuration, réalisme, op-art, etc. La question est de savoir si l’art appartient au monde des idées et des concepts ou s’il est avant tout une opération esthétique.

Bien sûr, le monde de l’art des cent dernières années nous a montré comment la tradition picturale pouvait s’entrelacer avec des opérations plus cérébrales (à commencer par les deux protagonistes de mon opposition Matisse-Duchamp).

En architecture pourtant, la question posée en début de ce texte reste d’actualité : « A quelle question l’architecture est-elle la réponse ? » La période de l’architecture dite « iconique » de la première décennie du 21e siècle semble s’achever, après avoir laissé entre Dubaï, Mumbai et Shanghai beaucoup d’objets sans idées, à la fois singuliers, hétéroclites et arbitraires, dont le symbolisme ne dépendait que de la crédulité complice de leurs commanditaires. Une période moins héroïque semble débuter, aujourd’hui, nourrie d’écologie, plus locale que globale.

Quant à la Suisse, je ne me hasarderai pas ici à commenter ce qu’à l’étranger, on appelle la grande tradition de la ‘Swiss box.’ Mais rares encore sont les projets qui participent du monde des idées, bien que de nombreuses réalisations sont fortement ancrées dans une tradition culturelle locale et souvent admirable.

Mon argumentation est bien sûr que l’architecture appartient par excellence à la fois au monde sensible et au monde des concepts. Pour paraphraser l’historien Nikolaus Pevsner en le détournant : une remise à vélos dotée d’un concept, c’est de l’architecture ; une cathédrale qui en est dépourvue, ce n’est qu’un bâtiment.

Il n’y a pas d’architecture sans idées ou sans concept. L’architecture invente des concepts et les matérialise. Ce n’est pas une question de forme (ou plutôt la forme n’est qu’une des composantes d’un concept). Ce qui distingue l’architecture d’une simple bâtisse ou d’un cabanon, c’est l’idée qui l’anime. Plan-libre, maison sans fin, espace servis et servants sont des concepts qui se matérialisent par l’architecture. La question posée en début de ce texte pourrait donc se compléter ainsi : Qu’est-ce qui invente des concepts et des idées en matérialisant ? Réponse : l’architecture.

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