Les reconstructions en France 1914-1960

1914 : l'événement bouleversant.

Rémi Baudouï

Alors tout y a été à coups de mitraille. Dans les esprits aussi. Tout fut dit et fait. Le monde ancien fut brisé, foulé, refoulé, enterré. C'est fait. Les techniques ont tout osé pendant l'événement qui se déroula. Les techniques ... 1)

La guerre de 1914-1918 a profondément bouleversé les doctrines économiques. Elle fut la première à révéler que la victoire dépendait en fin de compte des capacités à traiter les opérations militaires comme une affaire industrielle qu'il s'agit de mener à bien, dans les meilleures conditions de temps et de prix. L'intervention de l'Etat dans l'organisation de la production ouvre la voie aux Ingénieurs civils et militaires qui rationalisent la production industrielle. Jeune ingénieur à la Compagnie du Chemin du Fer du Nord, Raoul Dautry conçoit la reconstruction de logements cheminots à partir des théories d’Ebenezer Howard sur les cités-jardins. Il bâtit plus de 36 cités-jardins dans le but de régler le problème cheminot. Il s’agit en effet d’organiser la reconstruction et la modernisation du réseau de chemin de fer le plus à même de participer à la reconstruction de la France dévastée. Guère raison de s’étonner à voir donc Edouard Jeanneret fraîchement installé à Paris en 1917 poser la question de l’ingénieur à la place de l’architecture, ou plutôt, comme il le reconnaît lui-même, tenter d’accéder à l’architecture par la seule question industrielle. L'association avec l’ingénieur Max Dubois est le signe de cette inscription dans le réel des affaires nées, pour la circonstance, des malheurs de la guerre. Max Dubois co-actionnaire de la société anonyme d'Entreprises industrielles et d'études (SEIE) désire s'attacher les compétences d’Edouard Jeanneret. Sa mission ? Diriger la future briqueterie en cours de construction au 15 rue des peupliers à Alfortville. A défaut de pouvoir gouverner la première usine française de béton armé à laquelle il rêve, Jeanneret prend néanmoins les rênes d'un modeste complexe destiné à pourvoir de briques de fortune les chantiers de la reconstruction des régions dévastées. N’est-il pas préférable de se rapprocher des organisateurs plutôt que des anciennes élites bourgeoises du XIXème siècle remisées au placard de l'histoire ? Dans le chantier France, l'action ne serait-elle pas du côté des managers, et self-mademen plutôt que du côté de la République des professeurs ? Convaincu que les circonstances font le larron, Jeanneret accepte, trop heureux de pouvoir ainsi prétendre entrer dans le cercle fermé des chevaliers d'industrie. Preuve de sa détermination, il fait des Principes d'organisation scientifique des usines de Frederick Winslow Taylor, sa bible de chevet. Le projet de la maison Dom-Ino voit le jour. Il s’agit de prôner la rationalisation de la reconstruction pour les Régions dévastées à partir d’une structure standardisée auto-porteuse en béton armé. La révélation du standard du Parthénon, la découverte de l'usine moderne dans la banlieue chaotique, les perspectives offertes par la rationalité de Taylor acquièrent une valeur démonstrative dans les théories globales de l’architecte sur la reconstruction. Jeanneret pense déjà à la publication d’un ouvrage théorique qui deviendra Vers une Architecture (1923). La Reconstruction des Régions dévastées mise sur la reconstitution des bâtiments détruits dans un esprit régionaliste et local, très loin des innovations conceptuelles de l’architecte. La question de la reconstruction cède le pas à la reconstitution du patrimoine privé et public détruit, faisant la part belle aux courants du régionalisme et de l’éclectisme architectural comme en témoignent les commandes passées aux architectes des Beaux-Arts et des Grands Prix de Rome.

Les succès financiers, Edouard Jeanneret ne les connaît pas. L’usine d’Alfortville est progressivement arrêtée à partir de décembre 1920. Le temps des polémiques est enfin arrivé. En janvier 1921, après avoir encensé le travail de Tony Garnier, Edouard Jeanneret devenu Le Corbusier met fin à son amitié avec Auguste Perret. Une interview de ce dernier consacrée à la question de la verticalité dans les cités futures et parue » dans L'Intransigeant du 25 novembre 1920, sert de prétexte pour lancer la polémique. Le Corbusier se fait docte : « Auguste Perret s'est laissé emporter à distendre sa conception au-delà des limites raisonnables. Il a jeté ainsi sur une idée saine un voile du futurisme dangereux. Le reporter a noté que des ponts immenses relient chaque tour l'une à l'autre : Pour quoi faire ?... Le reporter a voulu également que cette ville fut fondée sur d'innombrables pilotis de ciment armé portant à 20 mètres de hauteur (six étages s.v.p.) le sol des rues et reliant les tours les unes aux autres.... Cette conception des pilotis, je l'avais exposée, il y a longtemps, à Auguste Perret... ».
La reconstruction de la première guerre mondiale achevée, Le Corbusier peut enfin se lancer dans son travail théorique sur la ville fonctionnelle, qui donne naissance au projet de la ville de Trois millions d’habitants et du Plan Voisin de Paris. Les années 1930 constituent néanmoins un tournant important dans l'histoire architecturale française contemporaine. Entre le moment où apparaissent les premiers symptômes de la crise de 1929 et 1948, année de démarrage de la reconstruction, le monde de l'architecture est immergé dans une série de problèmes économiques justifiant l'appellation de « décennie du diable » dont certains constructeurs l'affublèrent. La chute des carnets de commande se fait durablement sentir. Au moment où débute ce règne des « vaches maigres ». les passions s'exacerbent, la communauté architecturale met à jour ses différences comme pour y chercher les réponses à une crise qu'elle ne sait conjurer.

La réalisation du pavillon de l'Esprit Nouveau à l'exposition de 1925, l'exposition du Plan Voisin de Paris préconisant l'arasement du centre-ville de Paris au profit d'unités d'habitation, le scandale du concours pour le Palais de la Société des Nations en 1927 constituent autant d'évènements assurant une immense publicité aux travaux de Le Corbusier et lui garantissant par la même occasion de solides inimités. Dès l'année 1931 se font jour les polémiques entre fonctionnalistes et régionalistes. Le Corbusier s'évertue à condamner l'académisme au nom de son manque de jugement et d'imagination. En 1932, la contre-offensive est lancée par les architectes traditionalistes Louis Hourticq et René Huyghe. En 1933, moment où Le Corbusier peaufine sa réponse à ses détracteurs sous la forme d'un ouvrage intitulé Croisade, ou le crépuscule des académies, l'arrière-garde réactionnaire est mobilisée en la personne de Camille Mauclair qui publie dans les colonnes du Figaro un violent réquisitoire contre le mouvement moderne. Si les œuvres des architectes fonctionnalistes affligent les yeux de notre auteur, c'est d'abord parce qu'elles sont le plus ardent témoignage de la disparition des caractères esthétiques nationaux. Les conceptions Lecorbusières relèvent selon lui du bolchévisme. Opposant indéfectible aux théories de la Tabula Rasa de la Ville Radieuse, Gaston Bardet réclame pour sa part la reconstruction rationnelle de la ville sur la base d’une planification urbaine qui intègre pleinement le patrimoine dans le projet urbain.

Avec la Défaite militaire de juin 1940 contre l’Allemagne hitlérienne s’ouvre pour la seconde fois une nouvelle phase de la reconstruction française placée sous le régime de Etat Français jusqu’à la libération de la France par les Alliés en août 1944. C’est sur la critique du système républicain et de l’échec des politiques urbaines de la IIIème République que se fonde le discours reconstructeur. La reconstruction de 1914-1918 est considérée comme trop timide et trop axée sur la simple reconstitution du patrimoine sinistré. Le discours agrarien devient le discours de référence des instances politiques. La glorification du monde paysan et des valeurs pérennes du travail de la terre est le moyen de rappeler que la ville et la métropole sont les lieux par excellence de la décadence sociale et morale de la nation. Le modèle de la reconstruction devient celui de la maison unifamiliale pavillonnaire qui restaure la vie de famille au grand air et permet à la société de forger une politique nataliste d'envergure. Au moment où la France traumatisée par la Défaite et les amputations humiliantes infligées par les vainqueurs. cherche à retrouver son identité, c'est la reconstruction des quatre villes du Val de Loire – Orléans, Gien, Sully-sur-Loire et Châteauneuf-sur-Loire –qui s'offre comme le territoire d'expression de la Révolution Nationale proclamée par le chef de l'Etat. Ces villes à haute valeur touristique et patrimoniale incarnent l'identité française qu'il s'agit de reconstruire en zone libre pour imaginer faire barrage aux exigences de la puissance occupante allemande. Leur patrimoine et passé historique, permet également de faire prévaloir l'idée d'une reconstruction basée sur la dimension historiciste et régionaliste, la seule susceptible de conduire les destinées de la France en écartant d'autorité le cosmopolitisme auquel renvoie l'architecture moderne et fonctionnaliste. Pour ces centres urbains sinistrés est clairement posée la question d'une identité architecturale d'inspiration régionaliste. Pour restituer ses incroyables couleurs à la coquette petite ville de Gien, Pierre Laborie élabore des servitudes esthétiques généralisant l'obligation d'employer de la mosaïque de briques roses et noires et certains types de pierres et de tuiles. L'expérimentation du Val-de-Loire est reprise et officialisée en terme de doctrine. La Charte de l'architecte-reconstructeur, rédigée par l'architecte Leconte et publiée au début de 1941, prend largement en compte la réflexion esthétique menée sur les bords de la Loire. Le travail de l'architecte-reconstructeur est défini sur les bases d'une réconciliation de la tradition et du moderne en refus à la fois de l'architecture déracinée et d'un démarquage banal et superficiel. C'est dans l'énoncé du « judicieux compromis » qu'est décrit le seul mode possible de dépassement du conflit Régionalisme/Fonctionnalisme : Gardez-vous surtout de vous poser la question : Faut-il faire de l'architecture moderne ou locale ? Car ceux qui la posent montrent par-là qu'ils n'ont pas compris le problème... Ce qu'il vous faut donc chercher, c'est à être moderne, c'est-à-dire à concevoir et bâtir des maisons qui conviennent au genre de vie actuel... Les architectes modernes sont écartés. Jean Prouvé n’a plus de commandes de constructions métalliques. De fait, il s’est pleinement engagé dans les actes de sabotage contre l’occupant. Après avoir cru pouvoir accéder à la commande publique, Le Corbusier quitte Vichy à l’été pour se réinstaller à Paris et méditer dans son atelier de la rue de Sèvres à la reconstruction à venir.

La reconstruction engagée après les bombardements anglo-américains et la libération de la France n’a plus rien à voir avec la reconstruction du régime de l’Etat Français. Conscient de l'ampleur du sinistre immobilier, le Général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire de la République, décide le 16 novembre 1944 de créer un ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme confié à Raoul Dautry. Bien qu'il ne l'avoue pas publiquement, il cherche d'abord à penser une charte de l'Urbanisme National qui puisse contrecarrer l'influence croissante de la Charte d'Athènes publiée en 1943 par Le Corbusier et dont il a déjà mesuré l'impact parmi les architectes. Critique à l’égard des positions doctrinales défendues par Le Corbusier, il souhaite dans la droite ligne de ses convictions de l'entre-deux-guerres, opposer à l'interprétation de ville fonctionnelle l'idée d'un urbanisme à visage humain. L'urbaniste est défini comme un clinicien, attentif à protéger la cité dont il a la responsabilité. Bien que le zoning soit préconisé, il ne saurait bouleverser les règles historiques ayant présidé au développement des agglomérations. Le caractère raisonnable de l'urbanisme interdit à l'urbaniste de procéder à un aménagement du type Tabula Rasa tel que le recommande le mouvement moderne. Raoul Dautry répartit les architectes sur le territoire national en fonction des enjeux et de leurs convictions esthétiques. Avec ses élèves, Auguste Perret est chargé de la reconstruction du Havre. Le Corbusier se voit attribuer le projet de La Rochelle / La Pallice. Au moment de quitter ses fonctions en janvier 1946, Raoul Dautry a placé la reconstruction sur les rails. Le mouvement moderne semble devoir être écarté même si au demeurant, le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme a tout de même aussi accepté de confier à Le Corbusier la construction d’une unité d'habitation de Marseille. Il faut attendre la nomination d’Eugène Claudius-Petit aux fonctions de ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, le 10 septembre 1948, pour assister à un changement de doctrine. Fervent admirateur du Pavillon des Temps Nouveaux de Le Corbusier et de son travail théorique pour le réaménagement du Bastion Kellerman, Claudius-Petit tente d’imposer l’application de La Charte d’Athènes dans les projets de reconstruction. Il parvient à bousculer les projets établis et reconnus par ses prédécesseurs. Pour la reconstruction du Vieux-Port de Marseille, il débarque les architectes des Beaux-Arts et nomme à leur place le jeune Fernand Pouillon. Il multiplie les chantiers expérimentaux pour faciliter les commandes directes au profit des jeunes architectes modernes. Il permet à André Sive et Jean Prouvé de réaliser le lotissement de maisons métalliques de Meudon. Il confie indirectement à Le Corbusier la construction d’une unité d’habitation à Briey-en-Forêt. Elu maire de Firminy en 1953, Claudius-Petit se propose enfin de réaliser ce qu’il n’avait pu faire en tant que ministre, soit une ville neuve qui puisse enfin faire la démonstration des acquis du mouvement moderne. A côté de l’ancienne cité sidérurgique de Firminy est bâtie Firminy-Vert. Le plan d’urbanisme est confié à André Sive et Marcel Roux. Sollicité, Le Corbusier rejoint l'équipe initiale en mettant à l'étude le projet du stade et de la maison de la Culture. En février 1965, Le Corbusier obtient la construction d'une des trois unités d'habitation qu'il avait projetées pour la colline du Chazeau, du reste achevées seulement après son décès. Il est engagé aussi pour construire le stade de la ville. Il démarre les travaux de l’église Saint-Pierre, récemment achevée. De cette époque, seule la cité de Firminy-Vert demeure aujourd’hui la butte-témoin des ambitions de la doctrine fonctionnaliste pour la reconstruction de la France.

(1) Le Corbusier, L'art décoratif d'aujourd'hui , Collection de l'Esprit nouveau, Paris, Editions G. Grès, 1925, p. 143, 144.

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