Construire entre terre et ciel

La Maison de l’écriture (2009-2014) de la Fondation Jan Michalski à Montricher VD, Mangeat Wahlen architectes associés

Sylvain Malfroy

En paraphrasant un aphorisme de Stéphane Mallarmé selon lequel « la danseuse n’est pas une femme qui danse », mais une métaphore incarnée dans une écriture corporelle (1), on pourrait glisser dans la bouche de Mangeat Wahlen que « la Maison de l’écriture n’est pas une résidence pour écrivains » mais un lieu de respiration pour la pensée écrivante. Il y a bien sûr une série de fonctions – des espaces de vie et de travail individuels, des espaces de partage publics, une bibliothèque et des espaces d’archivage – mais à cet égard, n’importe quelle « maison » pouvait faire l’affaire. En l’absence d’un type codifié pour un tel usage, l’ambition visait ici à configurer un dispositif spatial propice à la création littéraire hors de tout fonctionnalisme trivial et de toute caricature symbolique. Il en résulte un microcosme dense d’atmosphères multiples et contrastées entre lesquelles les passages restent fluides de telle sorte que chaque hôte peut trouver à chaque instant l’espace de résonnance qui lui correspond entre l’ouverture sur l’étendue et la profondeur ou, au contraire, le repli sur soi à des fins de concentration, ou encore entre les dynamiques ascensionnelles vers la légèreté aérienne ou au contraire d’ancrage dans la solidité minérale. Les architectes œuvrent visiblement avec la conviction que la pensée s’incarne dans un corps réceptif aux stimulations environnementales. Leur recherche s’inscrit à ce titre dans une lignée de projets poétiques modernes balisée par quelques mémorables « machines à émouvoir ». On pense notamment au Danteum de Terragni, au monastère de La Tourette de Le Corbusier, à la bibliothèque de la Phillips Exeter Academy de Kahn, plus proche de nous, aux Bains de Vals de Zumthor (2). Le dénominateur commun de ces projets consiste en ceci que leur très grande originalité formelle ne paraît à aucun moment résulter du libre exercice de l’imagination, mais au contraire de l’humble acquiescement de leurs auteurs à une exigence non négociable. Si le sacré est ce qui s’impose et en impose, alors il faut reconnaître que ces œuvres sont issues d’une relation authentique au sacré et que le sacré se montre en elles comme « puissance agissante », comme numen (selon une notion antique remise à l’honneur au début du XXème siècle par Rudolf Otto (3)). La Maison de l’écriture : un monastère laïc ?

Une empreinte minime sur le territoire

La Maison de l’écriture se substitue à l’ancienne colonie de vacances que la paroisse catholique lausannoise de Saint-Joseph avait érigée au début du XXème siècle à quelques centaines de mètres au nord du village de Montricher. Cette zone dite du Bois-Désert bénéficie aujourd’hui d’un statut spécial en raison de sa valeur paysagère. Les bâtiments préexistants n’ont pas été conservés physiquement, mais le projet en perpétue néanmoins la mémoire en faisant correspondre scrupuleusement l’emprise au sol de la bibliothèque à celle de l’ancien corps de logis, et en adoptant pour le volume de l’auditorium/galerie d’exposition l’orientation de l’ancienne chapelle, légèrement épaissie en plan. Pour concilier la règle qu’ils se sont donnée de ne pas toucher au reste du terrain par respect pour son attrait paysager et la nécessité programmatique de fournir un nombre modulable d’espaces individuels de vie et de travail (studioli) aux écrivains accueillis en résidence, Mangeat Wahlen ont privilégié une solution de corps de portique à travées multiples, susceptible de minimiser l’empreinte territoriale des constructions tout en offrant la possibilité structurelle d’y suspendre des cellules quasi « à la demande ».

Au delà du symbole...

Ce portique ajouré, développé avec l’ingénieur Aurelio Muttoni, se prête à une double lecture, à la fois iconographique et spatiale/émotionnelle. Dans l’optique de la première, les cent colonnes sont immédiatement comprises en analogie avec des arbres et la résille de béton qui les solidarise à leur sommet est lue comme une canopée forestière à travers laquelle filtre la lumière. Dans une telle interprétation, ce dispositif constructif obéirait à un impératif de contextualisation locale. Mais les plus érudits voudront voir dans ce groupement de cent colonnes, non pas l’évocation d’une forêt quelconque, ni celle du Jura en particulier, mais une chaîne de références menant par l’intermédiaire de la salle des cents colonnes du Danteum de Terragni (1938) à l’incipit de la Divine Comédie : « Nel mezzo del cammin di nostra vita mi ritrovai per una selva oscura... ». D’autres encore, familiers de l’œuvre romanesque d’Italo Calvino, référeront les cabanons suspendus (en cours de réalisation) au Barone rampante, dans lequel le héros décide de vivre le reste de sa vie dans les arbres, à bonne distance critique du plancher de la civilisation. Au delà de l’analogie superficielle avec son environnement immédiat, la Maison de l’écriture ferait ainsi signe par le biais d’une image forte en direction du patrimoine littéraire universel.

... l’émotion spatiale

En adoptant la perspective spatiale/émotionnelle, on quitte l’interprétation intellectuelle des signes et des artefacts pour prêter attention à la manière dont la situation nous « touche », voire nous « frappe ». Quel effet cela me fait-il, dans ma « chair » (Merleau-Ponty), dans mon tonus affectif, d’apercevoir la profondeur et le rayonnement lumineux du ciel entre les mailles de la dentelle de béton qui flotte au-dessus du terrain à hauteur constante ? Qu’est-ce que cela me fait de voir la campagne couler sans entrave en pente douce au travers des colonnades et se perdre au loin dans la buée lacustre ? L’atmosphère évolue évidemment au fil du temps, mais ces variations ne feront guère que nuancer une tendance générale à la dilatation, à l’élargissement (la Weitung, analysée par Hermann Schmitz (4) ). Ouverte comme elle est sur le grand et le lointain, la Maison de l’écriture rendrait immédiatement palpable le desserrement de l’étreinte du réel auquel la littérature travaille, contrairement à la science qui s’attache à établir des faits incontestables et contraignants. Nota bene : les hôtes que l’institution s’apprête à accueillir prioritairement en résidence à Montricher sont spécifiquement celles et ceux qu’une situation matérielle étriquée empêche de mener à terme des projets en cours.

Les exigences de l’écriture

Mais l’activité littéraire n’est pas seulement exploration du possible, prise de distance, onirisme, fiction. Elle est aussi recherche du mot juste, travail sur le langage pour en affiner le pouvoir expressif et lui permettre d’articuler des impressions confuses. La création littéraire opère dans l’alternance de mouvements d’épanchement et d’astreinte. Elle est menacée de blocage (asphyxie) quand le travail sur la forme expressive ne satisfait pas le niveau d’exigence qu’on s’est fixé, mais elle risque aussi la dispersion (l’hyperventilation) quand le besoin d’ouverture sur l’ailleurs et le tout autre n’est plus contenu par un projet d’énonciation. La bibliothèque de la Fondation Michalski exprime à merveille cette respiration nécessaire à la démarche d’écriture. Le parti de confiner très exactement cette partie du programme dans l’empreinte de l’ancien corps de logis génère un volume étroit et haut (env. 6 x 14 m) : un véritable silo à livres, encore renforcé dans sa rigueur « machinique » par une distribution panoptique à coursives. Servir la littérature implique certains passages étroits ! Mais la lecture elle-même est émancipatrice. Prendre un livre, ce n’est pas seulement « aller vers la lumière », comme l’affirmait Louis Kahn, mais aussi prendre le large, mettre du jeu dans sa situation existentielle. Dans cet esprit, Mangeat Wahlen disposent les places de lecture/écriture dans des oriels individuels que l’on rejoint à travers d’étroites fentes ménagées dans l’enceinte murale de la bibliothèque. Ces belvédères sur le paysage permettent à la bibliothèque de fonctionner comme un grand poumon, avec son rythme alterné de contraction (Engung) et de dilatation (Weitung).

Montrer dans la lumière / dire dans le demi-jour

Au contraire de la bibliothèque qui multiplie les échanges horizontaux entre intérieur et extérieur, le volume formé par la galerie d’exposition et l’auditorium est introverti et s’articule sur l’axe vertical. L’espace est résolument ouvert et l’on passe sans solution de continuité de l’auditorium, placé en situation cryptique, à la galerie qui lui est superposée. Du vestibule intercalé entre ces deux espaces majeurs, on est ainsi en mesure de percevoir aussi bien l’appel du son, susceptible de se propager depuis le bas (5), que celui de la lumière, qui tombe en cascades le long des murs ou s’infiltre par la fente de l’escalier. La topologie ressemble étonnamment à celle du Métropolis de Fritz Lang (l’architecture tend d’ailleurs vers un langage expressionniste). En bas, dans la profondeur de la terre, au milieu de structures arc-boutées dans une lumière raréfiée : le lieu de la parole prophétique, l’anticipation de mondes possibles, le chant, le cri de la souffrance et de la colère, le bruit des voix discordantes ; en haut : « silence and light » (Kahn), « joies essentielles » (Le Corbusier).

Œuvre du mécénat artistique de Vera Michalski-Hoffmann, la Maison de l’écriture conçue par Mangeat Wahlen reflète les conditions de sa production : indépendante de tout consensus, elle peut exprimer la force d’une conviction et assumer le risque de l’aventure.

(1) Stéphane Mallarmé, « Ballets » in Divagations (1897) Cf. pour la citation complète

(2) Cf. les dossiers pédagogiques Couvent de la Tourette, Eveux-sur-l'Arbresle Rhône F, 1960, Le Corbusier, Espace conventuel, Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne : Chaire du Professeur Vincent Mangeat, 1998 ; Bibliothèque de l'Académie Phillips Exeter, New Hampshire USA, 1971, Louis I. Kahn, espace de lecture, ibidem, 1998 ; Bains thermaux, Vals Grisons CH, 1994-1996, Peter Zumthor, Espace pour le corps, ibidem, 1999.

(3) Todd A. Gooch, The numinous and modernity : an interpretation of Rudolf Otto's philosophy of religion, Berlin : W. de Gruyter, 2000 (Beihefte zur Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft ; Bd. 293).

(4) Cf. Pour se familiariser avec les concepts d’analyse spatiale de Hermann Schmitz, auquel la présente étude est largement redevable, on commencera de préférence par Der unerschöpfliche Gegenstand. Grundzüge der Philosophie, Bonn : Bouvier, 1990. Le chapitre 3 précise la notion de « Leiblichkeit », à peu près équivalente à celle de « chair » théorisée par Maurice Merleau-Ponty. De précieux renvois permettent à tout moment d’aller chercher des développements dans l’œuvre majeure de l’auteur en dix volumes (!) System der Philosophie, Bonn : Bouvier, 1964-1980. Le volume trois, qui traite spécifiquement de l’espace se décompose en cinq parties, intitulées : III/1 Der leibliche Raum [L’espace charnel], III/2 Der Gefühlsraum [L’espace émotionnel], III/3 Der Rechtsraum, praktische Philosophie [L’espace normatif, philosophie pratique], III/4 Das Göttliche und der Raum [Le sacré et l’espace], III/5 Die Wahrnehmung [La perception].

(5) L’acoustique a bénéficié de l’expertise de André Lappert, Lausanne.

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