Bruther – Architecture par principes

Marc Frochaux

« Nous ne recherchons pas tant la beauté que la liberté », écrivent Stéphanie Bru et Alexandre Thériot dans une première publication consacrée à leur travail1. Fondée en 2007, soit deux ans avant la crise économique, l’agence Bruther s’est illustrée en quelques années avec des projets d’une étonnante radicalité. Elle vient de remporter en équipe avec Baukunst (Bruxelles) le concours pour un nouveau bâtiment de la Faculté des sciences de la vie sur le campus universitaire de Lausanne. Le parti, d’une étonnante simplicité, poursuit une idée fixe, que les architectes ont fait évoluer, d’un projet à l’autre: plateau libre, périphérie active, un plan neutre, une membrane ludique: c’est le projet de Beaubourg, réactualisé, quarante ans après sont inauguration. L’air de dire: la modernité ne se poursuit pas, elle se cherche encore. Aux premiers Modernes, Bruther n'emprunte pas les formes, seulement des dispositifs: les façades «respirantes» de Corbu, l’agencement lumineux de la Maison de verre de Charreau, le fonctionnalisme « synthétique » de la maison du Peuple à Clichy2. Une architecture par principes.

Principe de performance

Performance au sens anglais, to per-form: accomplir, fournir, to provide. Au sens de la scène théâtrale, un plateau équipé pour favoriser tous les drames. Au sens de Cedric Price, quand il parlait du Fun Palace comme d’une architecture « performative », parce qu’elle devait répondre aux désirs les plus fous de ses visiteurs.La Maison de la Recherche et de l’Innovation de Caen a été conçue sur ce principe: le bâtiment assure une performance climatique, lumineuse, acoustique. Tout le reste est laissé à la libre interprétation de son principal occupant, l’association Relais d’Sciences, qui œuvre depuis deux décennies dans la médiation culturelle et scientifique autour des nouvelles technologies. « Outil de partage de la connaissance et de la culture de l’innovation », la structure réunit un centre d’animation, une salle de concert, un FabLab, des espaces de congrès, et des espaces de co-working. Afin de répondre à ce programme en open source, les architectes comparent leur projet à un couteau suisse: un outil polymorphe et dynamique, dont les outils, en se déployant hors du plan, en modifient constamment la nature.
Sur la presqu’île de Caen, Bruther élève un objet peu commun, qui ne cherche pas à rivaliser avec ces objets remarquables qui viennent parader dans le « jardin » voulu par MVRDV (une école supérieure, une salle de concert, la nouvelle bibliothèque de l’OMA). Ils préfèrent suggérer une implantation « maladroite » pour loger les scientifiques, les makers et les hackers qui y discutent les nouvelles technologies du digital. Le design y est pensé collectivement, par algorithmes: phrases, codes, règles. Le bâtiment aussi: quatre plateaux, un climat, une circulation déployée à l’extérieur. Comme les activités et les partenariats de l’association dépendent grandement de l’évolution des nouvelles technologies, le bâtiment, souple, permet d’organiser petit à petit son déploiement. Il est un petit milieu technique, en co-construction avec ses utilisateurs: l’infrastructure évolue avec ses habitants, qui investissent ses espaces de leurs meubles, tapis et luminaires, tandis que les activités nouvelles qui s’y déploient modifient la nature même de l’association.
Décalé, pragmatique, le grand parapluie qui couvre la terrasse a créé un espace de rencontre du troisième type. Il a aussi suggéré par métonymie, une appellation digne de Mad Max (« Le Dôme »). Il a déclenché, enfin, l’amour inconditionnel de son directeur, qui le compare affectueusement à R2D2 – le personnage le moins vaniteux, mais certainement le plus efficace de la série Star Wars.

Principe d’économie

« Nos projets fonctionnent à l’économie » assure Alexandre Thériot. Economie financière, d’abord: le projet de Caen a été projeté avec le budget d’une halle industrielle. Ce sont des matériaux abordables, comme les cousins ETFE, qui ont été préférés pour assurer le contrôle climatique de l’édifice.
Economie conceptuelle, surtout. Les projets de Bruther peuvent être résumés dans une figure unique, compacte, simple, qui engage tout le programme. Des parties hétéroclites fusionnent, par « concrétisation », comme disait Gilbert Simondon: une compromission fonctionnelle qui profite à la compacité de l’ensemble, une fonctionnalisme synthétique préféré à l’agglomérat.
A St-Blaise, Bruther réalise ce principe avec éloquence: ce centre d’animation de quartier – l’un des plus denses de Paris – doit réunir sportifs, artistes de rues, circassiens, animateurs et adolescents. Les architectes proposent une petite tour, qui animera le centre de l’îlot de sa silhouette cocasse. Au dernier étage, l’école de cirque devait bénéficier de deux espaces. Contre une programmation souvent par trop bureaucratique, la logique structurelle l’emporte, les cloisons volent et la transparence est magnifiée, de façade en façade. C’est bien la structure qui dirige toute seule l’agencement spatial de tout ce petit monde: elle devient un projet sculptural, une plante aux branches généreuses, qui pousse au milieu de la cour bitumée.

Principe de transparence

Littérale, d’abord: sous le « Dôme » de Caen, la nuit on ne voit que des silhouettes travailler à leurs petites machine à digitaliser le monde. A Saint-Blaise, où la petite tour égaie l’îlot parisien comme une lanterne.
Phénoménale ensuite, puisque les plans de Bruther sont conçus avec une recherche permanente d’ouverture et de successions de pans, de colonnes et d’objets solitaires qui fabriquent des perspectives profondes. Les façades ne se composent pas que de verre, mais d’une succession de plans, de filtres, de couches qui fabriquent des dioramas vivants.
Transparence technique, surtout: celle du papier calque, pendant la conception. Dans les ouvrages, toutes les couches se lisent indépendamment les unes des autres afin de favoriser une compréhension critique du fonctionnement. Structure, climat, lumière: tout est lisible, palpable, manipulable. Le bâtiment peut ainsi s’effeuiller, couche par couche, pour procéder, dans un avenir certain, à sa rénovation par strates.
Transparence historique, enfin, comme à la Cité universitaire de Paris, où Bruther s’apprête à construire la prochaine maison du campus international. Comment s’inscrire dans ce chapelet d’écritures architecturales aussi distinguées ? Comment construire dans un jardin où on poussé de tels spécimens, comme la Maison Heinrich Heine (Johannes Krahn, 1956), la maison Avicène (Claude Parent, 1969), la résidence des Suisses (Le Corbusier et Pierre Jeanneret, 1933), sans citation, sans mimique, sans redites? Bruther s’accroche aux récurrences, aux usages, aux principes d’habitabilité du site: orientations, manifestations du socle, transparences des façade. La nouvelle résidence sera un miroir paysager, qui renvoie au parc sa propre image. Elle sera également un miroir historique, qui revoie au campus sa propre généalogie.
Sur le terreau rugueux du réalisme poussent des fleurs délicates. La crise de 2009 a généré en France un appel, omniprésent, pour l’innovation et son funeste corollaire, la « destruction créatrice », qui doit faire place, par mesure d’économies à la nouveauté. Au lieu de s’engouffrer dans ce slogan, Stéphanie Bru et Alexandre Thériot questionnent une conception réaliste de l’architecture; ils font de l’économie et de l’usage les données centrales de leurs projets. Plutôt que de truffer des bâtiments conventionnels de « technologies innovantes », ils conçoivent l’ensemble architectural comme un objet technique évolutif, une infrastructure ouverte, une « construction créatrice » donc, au fonctionnement de laquelle les usagers sont étroitement associés.

1Stéphanie et Bru et Alexandre Thériot. Bruther: Introduction. Strasbourg : R Diffusion, 2014.
2Bruno Reichlin, "Maison du Peuple in Clichy: ein Meisterwerk des 'synthetischen' Funktionalismus?", in: Daidalos 18/Décembre 1985, pp. 88-99. "Die Phase des Funktionalismus, die man als 'analytisch' definieren könnte, ist vorbei. Das 'formale' Interesse bezieht sich nicht mehr auf die Funktionen, die man als spezifisch für ein bestimmtes Programm anerkannt hat, oder auf bestimmte Aspekte der räumlichen Gliederung, der Konstruktion, der Technik oder des Ausdrucks, sondern auf ihre synergetische Verknüpfung, wobei Synergie bedeutet: 'die Zusammenarbeit mehrerer Funktionen, die den Effekt eines Ganzen hervorrufen.' Diese kleine (oder grosse) Veränderung im Denken über das architektonische Objekt konnte mit der Bezeichnung 'synthetischer Funktionalismus' belegt werden. », p. 94-95.

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