L’architecture comme ressource

Valéry Didelon

Parler d’un édifice en pierre massive, c’est aujourd’hui souvent le faire d’abord d’un point de vue technique, économique et même politique. Les enjeux sont de facto considérables, dramatisés par la crise environnementale qui oblige les maîtres d’œuvre et d’ouvrage à anticiper l’épuisement des ressources. Néanmoins, peut-être faut-il savoir laisser un peu de côté la raison raisonnante, et envisager en premier lieu un bâtiment à travers l’émotion qu’il procure. Sa destination est en effet d’être occupé, habité, et, espérons-le, approprié et apprécié, et le matériau qui le constitue y contribue assurément. De la même façon que l’utilisation du béton dans la construction de logements sociaux a parfois déclenché un rejet viscéral, la pierre massive semble avoir aujourd’hui la capacité à engendrer chez les habitants une sympathie qui est susceptible de garantir vraiment la durabilité d’un édifice.

La pierre qui touche

La visite des deux immeubles de logement de Plan-les-Ouates qui nous intéressent ici est de ce point de vue riche en sensations. Tout d’abord, dans le contexte d’une très chaude journée d’été comme le bassin genevois en connaîtra de plus en plus à l’avenir, pénétrer dans le hall d’entrée est un soulagement. À midi, le bâtiment a conservé la fraîcheur de la nuit. Dans les parties communes, mais aussi dans les appartements on jouit d’un environnement bien tempéré du fait de l’inertie des blocs massifs — si les bâtiments sont isolés par l’intérieur, les deux tiers de la masse de pierre restent non-isolés. Une seconde sensation s’impose rapidement. Dans la cage d’escalier, et plus encore dès l’entrée dans les logements, les murs invitent au toucher. Le grain est fin, la surface est légèrement coquillée. La main effleure spontanément les traces de sciage. Les multiples aspérités et imperfections donnent vie aux différentes parois, et on se prend à imaginer la carrière d’où a été extraite la pierre. Enfin, c’est notre œil qui est sollicité. La blancheur crayeuse du calcaire illumine l’appartement jusqu’au cœur de l’édifice. Le jointoiement des blocs donne la mesure de l’espace à vivre. Omniprésente à l’intérieur du bâtiment, la pierre massive est ainsi source de nombreuses émotions, et on envie les locataires qui jouiront d’un environnement aussi stimulant.

À y regarder de plus près, il n’y a pas une, mais trois pierres dans cet édifice, comme autant de couronnes concentriques qui littéralement le structurent. Au cœur du bâtiment, la première enserre la cage d’escalier. Les blocs minces proviennent de la carrière des Estaillades en Provence. La seconde couronne porte les planchers, et avec son épaisseur de 40 cm résiste bien mieux aux efforts de compression. La pierre qui la constitue vient cette fois de Migné-Auxances dans le Poitou. Enfin, pour la couronne de façade d’épaisseur variable qui est exposée au gel et au ruissellement des eaux de pluie, c’est un autre calcaire oolithique extrait de la carrière de Chauvigny qui a été utilisé. À chaque fois, le matériau a été sélectionné par les architectes pour ses propriétés mécaniques et chimiques, mais aussi pour son coût de revient et sa disponibilité en quantité suffisante. Qu’en définitive trois carrières françaises aient été pour cela choisies afin d’alimenter ce tout premier chantier en pierre massive de Suisse a pu faire grincer des dents. Fondé alternativement sur l’identitarisme culturel et l’écologisme radical, la préférence pour un matériau local n’a pourtant guère lieu d’être. Depuis l’antiquité, les pierres voyagent en effet à travers l’Europe, lentement mais sûrement, établissant des liens entre les hommes et les territoires. Et si dans certains cas, l’emploi de la pierre contribue avec succès à l’expression d’un régionalisme critique — à Vals par exemple, en ce qui concerne ces deux bâtiments de Plan-les-Ouates, c’est l’excellence de la tradition classique qui se manifeste par la composition régulière du plan carré, l’ordonnancement symétrique des façades, ou le dessin des corniches. À la recherche de références dans le passé récent, ce sont les nombreux immeubles de logement conçus par Fernand Pouillon en France et en Algérie qui viennent bien sûr à l’esprit.

Maitrise de la typologie et art de bâtir

La conception et la réalisation de cet ensemble de 68 logements sont le fruit d’une collaboration entre un architecte expérimenté, Gilles Perraudin, et un jeune bureau genevois, Archiplein, fondé par Francis Jacquier et Marlène Leroux. Dans le cadre du concours lancé par la ville de Plan-les-Ouates en 2017, l’équipe a su convaincre le jury présidé par Luca Ortelli avec une proposition technique originale — une structure porteuse en bloc de pierre sans aucun chaînage, mais pas seulement. Invités à combiner jusqu’à quatre appartements par étages dans des plots de base carrée, d’une vingtaine de mètres de côté et adossés deux à deux — et donc avec une mitoyenneté très contraignante, les architectes ont développé une organisation typologique aussi simple qu’efficace. Au cœur du bâtiment, légèrement décentrée, se déploie la cage d’escalier sur quatre, six et huit niveaux. Autour s’enroule une bande servante qui abrite à chaque étage les salles de bain — malheureusement sans fenêtre — et les entrées des logements. En périphérie, se trouve enfin une bande servie d’un peu moins de cinq mètres de profondeur, dépourvue de tout élément porteur, qui accueille les séjours et chambres à coucher. Aux quatre angles de chaque plot, des loggias viennent creuser le volume construit, apporter de la lumière naturelle vers le cœur de l’édifice, et ouvrir généreusement les séjours vers l’extérieur. Dans une large mesure, les étages des deux bâtiments bénéficient donc d’un plancher libre qui permet d’imaginer toutes sortes de reconfiguration spatiale et programmatique dans le temps long, d’autant plus que le format unique des baies toute hauteur contraint peu l’agencement des pièces.

La composition du plan mais aussi celle des façades sont déterminés par le dimensionnement régulier des blocs de pierre, et vice versa. Il y en a près de 10 000 à Plan-les-Ouates, et chacun a trouvé sa place grâce au savant travail de calepinage réalisé par les architectes. Quelques principes l’ont guidé : trois blocs empilés font la hauteur d’une baie , la longueur maximum d’une pierre (190 cm) fait la largeur d’un trumeau, l’appui minimum d’un linteau commande l’embrasure d’une baie, etc. Autant de règles issues de la tradition et que Gilles Perraudin met en pratique depuis la réalisation de son propre chai à Vauvert il y a 25 ans, et que Francis Jacquier connaît pour les avoir apprises lors de sa formation d’architecte du patrimoine à l’École de Chaillot. Non seulement les plans de calepinage dictent l’apparence de l’édifice, mais c’est sur leur base que la pierre est extraite, sciée et acheminée en temps et en heure sur le site. Dans le cadre d’une relation directe avec les carriers et les maçons, les architectes ont ainsi joué un rôle central dans la gestion au quotidien du chantier et la maîtrise économique du projet, les prix de construction étant rigoureusement encadrés. Sur le plan technique — et notamment en ce qui concerne le respect des normes sismiques, ils ont su faire preuve de pédagogie auprès des ingénieurs de Perreten et Milleret qui ont été retenus de manière indépendante comme le veut la procédure en Suisse.

Une fabrique de la ville soutenable ?

Du point de vue de la qualité des espaces de vie comme de la pérennité de la construction, les deux immeubles sont ainsi tout à fait remarquables. Mais qu’en est-il du projet urbain qui leur fait place. Adopté par le conseil municipal de Plan-les-Ouates en 2013, le Plan localisé de quartier (PLQ) Les Sciers aboutit aujourd’hui à la réalisation de 700 logements neufs dans la continuité de 600 autres logements récemment bâtis sur une parcelle adjacente qui se trouve côté nord sur la commune de Lancy. En frange de l’agglomération genevoise, l’ensemble artificialise définitivement des terres agricoles anciennement occupées par des jardins familiaux et des restes de bocage. Le plan urbain y substitue un paysage urbain générique en distribuant à égale distance les uns des autres d’épais plots d’habitations accolés par deux ou par trois, lesquels ne sont guère mis en relation entre eux et dialogue nullement avec l’environnement proche ou lointain. Les espaces publics interstitiels dont la conception a été confiée aux paysagistes d’In Situ basés à Montreux ne sont pas encore achevés, mais la présence en sous-sol d’un vaste ensemble de parkings — 700 places — laisse augurer d’une végétalisation a minima. D’un point de vue programmatique, le quartier est dépourvu d’équipements et de commerces de proximité, et la dépendance des futurs habitants à l’automobile relativise les efforts consentis pour la mise en conformité avec les règles environnementales. Bref, le projet urbain des Sciers semble obéir à une logique froide qui satisfait certainement le bilan comptable de l’aménageur et des différents promoteurs, mais il fabrique un espace urbain qu’il ne sera pas facile de s’approprier. Pour le dire autrement, l’urbanisme joue ici contre l’architecture qui, c’est heureux, lui survivra assurément.

L’ensemble de logements conçu par Gilles Perraudin et Archiplein est en effet là pour durer, sous sa forme actuelle qui permet l’évolution de son plan et donc de ses usages, ou à travers le démontage et le réemploi des innombrables blocs massifs et non percés qui le constitue. Ici, l’architecture est de facto une production, mais aussi une ressource ; désormais une carrière de pierre existe potentiellement à Plan-les-Ouates. Démonstration est en tout cas faite qu’il existe en Suisse même une alternative crédible au béton armé pour la réalisation d’édifices de taille importante, et qu’une nouvelle voie s’est ouverte pour la décarbonation l’industrie du bâtiment.

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